Éditions Cours Toujours, Collection La vie rêvée des choses, octobre 2021
Pour commencer, voici un extrait qui explique ce titre de prime abord un peu biscornu :
« Ses parents disent terri depuis toujours, de même que ses grands-parents, ses oncles et tantes. Et Laïka aussi dit terri. Puis elle vit à Lille pendant 27 ans et des choses changent dans sa bouche. Des expressions disparaissent : finis, Comme c’est là et Tout partout, que raillent ses connaissances. Des voyelles se ferment. Dès la première semaine qu’elle passe à la grande ville, elle entreprend un travail qu’elle reportait depuis le collège, où sa professeure de français encourageait la classe à fermer les o et les e quand nécessaire, disant, Écoutez : une \ʁoz\, c’est beau, mais une \ʁɔz\, ce n’est pas très gracieux. À son arrivée en hypokhâgne, elle comprend qu’elle ne va pas pouvoir négliger plus longtemps cette préconisation. Les premiers temps, il lui arrive, par excès de zèle, de fermer un e qui aurait dû rester ouvert, ce qui amuse beaucoup son nouvel entourage. Quand elle rentre chez ses parents, le week-end, ils tournent en dérision ce qu’ils prennent pour du snobisme, Dis donc, tu es déjà une vraie Lilloise. Il lui faut faire un choix, celui du moindre inconfort. Vingt-sept ans plus tard, la prononciation des e et des o ne lui est toujours pas tout à fait naturelle et elle s’aperçoit encore parfois qu’elle se surveille. Par ailleurs, elle dit terril. Si la latérale spirante ne clapote pas contre son palais, elle a l’impression qu’il manque quelque chose. Elle est acculturée au Nord.
(…)
Elle imagine une chanson sur le principe de Let’s Call the Whole Thing Off des frères Gershwin.
Fred Astaire :
You like potato and I like potahto
You like tomato and I like tomahto
Potato, potahto, Tomato, tomahto
Let’s call the whole thing off
Laïka :
Tu aimes le persi, j’aime le persil
Tu regardes ton nombril et moi mon nombri
Persi, persil, nombril, nombri
Comment être épris sans méprise ?
Il y a péril en ce terril »
Il y a aussi, à la fin du livre, un nuancier des terrils dans lequel je propose une petite sélection de photos pour ébaucher une typologie assez personnelle. Voici deux doubles pages pour vous en donner un petit aperçu. Cliquer sur les images pour les agrandir :
Il s’agit d’un roman, certes documenté mais les habitués de ce blog savent quel type d’usage je fais de la documentation, avec de faux grands airs de Docteure ès. Voici un chapitre instructif entier, rien que pour vous – ça, c’est du teaser :
« La guerre du feu
Le feu, c’est bien. On exploite les animaux dès le Néolithique et on commence à tirer profit du vent à l’âge de bronze, ensuite de quoi l’esclavage et le bois fournissent le plus gros de l’énergie, mais avant toute chose il y a le feu. C’est grâce au feu qu’homo sapiens est le boss, ici.
La cuisson, outre qu’elle rend les aliments moins toxiques et plus faciles à digérer, favorise le sevrage précoce des nourrissons, de sorte que les mères peuvent enchaîner les parturitions et c’est vraiment pratique pour la propagation de l’espèce conquérante. Elle aurait aussi joué un rôle déterminant dans l’accroissement du cerveau et la réduction de l’appareil masticateur et du tube digestif, mais peu importe puisque si tout le monde avait des têtes pyramidales et des ventres cylindriques, ce serait normal et personne ne trouverait ça bizarre.
Le feu fournit aussi une protection contre les prédateurs, il éclaire, chauffe, célèbre les rites religieux et les anniversaires par bougies et bâtons qui font des étincelles, par extension il est un facteur de convivialité, les soirs d’été à la belle étoile avec une guitare ou dans une cheminée, l’hiver, avec une infusion de sauge ou un verre de brandy. Les techniques traditionnelles pour produire du feu sont la friction de deux morceaux de bois par sciage, rainurage ou giration et la percussion de deux pierres. Les allumettes, briquets, allume-gaz, allume-cigare, chalumeaux, etc. fonctionnent bien aussi.
En 1986, un professeur de français fait lire à sa classe le texte intégral de La guerre du feu. Laïka, douze ans, trouve le livre très ennuyeux. »
Le prénom Laïka fait évidemment référence à la chienne née à Moscou en 1954 et décédée en 1957 à bord de Spoutnik 2
mais aussi à ce pauvre Alexander dans la chanson d’Arcade Fire – et, plus précisément encore, il rend un hommage ému à l’explication de texte que j’en ai faite avec une amie, une nuit de l’an 2006 (c’est elle, Lucie, qui avait employé l’expression ce pauvre Alexander). J’évoque cette discussion et quelques autres dans le texte ci-dessous, qui aurait pu faire partie de la préface du Zeppelin mais finalement non, et dont les notes de bas de page auraient pu figurer dans Je respire discrètement par le nez mais finalement non (ces notes me font toujours pleurer de rire 15 ans plus plus tard) :
« Elle considère ses insomnies comme un quartier libre, y délaisse le zeppelin pour tenir son journal, pour discuter avec d’autres insomniaques sur une messagerie instantanée, faire avec eux l’exégèse de chansons, filer des plaisanteries comme des métaphores, échanger des confidences inattendues, car la nuit rapproche ceux qui n’ont pas accès au rêve, ou pour détourner l’usage de ces technologies, notamment en relevant les pseudonymes et phrases du jour de certains contacts puis en les juxtaposant de manière à constituer des poèmes loufoques[1], à moins qu’elle ne parodie le mélange d’épanchement et de trivialité propre au genre, les velléités poétiques et les tentatives d’anglais, toutes si maladroites que l’impudeur n’en est pas le trait le plus marquant[2]. »
[1] 10 février 2006
J’ai un contact dont les pseudonymes et phrases du jour sur la messagerie instantanée relèvent de la poésie. Je prends la liberté d’en proposer ici une compilation (la proposition principale est son pseudo du moment et la phrase en italiques sa phrase du jour) :
« en attendant les couvreurs pour le toit prépare une pâte à crêpes pour la Chandeleur – tes lèvres ont fait de moi un éclat de toi
toi que je considérais comme ma sœur tu m’as trahie – partie laver son linge
on s’est longtemps cherché, on s’est trouvé, on s’est quitté – ça y est la nouvelle télé est arrivée
le fini est l’infini, l’infini est le fini, le présent est l’éternité – regarde les trésors qui sont sous tes yeux, et que tu ne sais pas voir
aucune différence n’est une barrière, laisse-moi rien qu’une nuit voir dans tes yeux le plus beau paysage, laisse-moi t’aimer et faire – avec toi le plus beau des voyages
mal à l’œil
parfois on aimerait que nos rêves durent plus longtemps – sous la douche et courses
ton plafond est mon plancher maintenant je sais que je rêve profondément
maudits soient les moustiques
J-13 avant le décollage de l’avion pour le soleil de Tunisie
J-10 avant les vacances palmiers sable et chameau
moral à plat plus de papier d’identité voyage Tunisie compromis
une petite pensée pour vous tous et toutes car ce soir je serai sur l’autre continent
gazou et gazelle de retour au pays – c’est gazou qui paye
malade frissons et fièvre – c’est gazou qui paye
voiture fracturée plainte au commissariat et voiture au garage– c’est gazou qui paye
to continue dreaming or to give the feet on ground, the desire is stronger than all it ; it’s a magic word
ce qui est passé fuit ; ce que j’espère est absent ; le présent est à moi – insomnies
encore un connard qui a forcé ma voiture et cassé un carreau – pas moyen de dormir
ce que l’on craint arrive plus facilement que ce que l’on espère – pardonne moi la profondeur 2 mon amour pour toi…
débarquement d’experts dans l’appartement, un carnage – ne sois + sage, qu’importe, je sais la menace des amours mortes, gardons l’innocence et l’insouciance de nos jeux d’antan
redonne-moi l’autre bout de moi – demande de passeport, destination inconnue
enfin j’ouvre les yeux, peut-être vais-je retrouver le sommeil – demande de passeport, destination circuit Thaïlande 17 jours
l’erreur est humaine sinon il n’y aurait pas de gomme au bout des crayons – si l’amour te tourne le dos alors touche-lui le cul
saint crétin bonne fête à tous – si l’amour te tourne le dos alors touche-lui le cul
holidays holidays – rien à dire aujourd’hui
célibataire sais plus quoi faire pour se faire remarquer – on m’a encore volé mon antenne de voiture je désespère de vivre dans ce monde insipide
maintenant je sais décapsuler une bière avec un briquet
on crée son propre univers à mesure qu’on avance
assureurs bande de branleurs
l’avenir est fait de photos qu’on n’a pas encore développées et d’autres qu’on ne développera jamais »
[2] 14 avril 2006
chaste et flétrie – neuropathie du palmaire médian
quand j’étais petite je rêvais d’être une oie sauvage – plus maintenant
j’écoute du free jazz parce que je fais partie d’une certaine élite culturelle
je suis nue sur ma chaise – j’ai froid
tes yeux sont comme des billes qui valent plein de points
trahie et abandonnée – souffrant donc le martyr
On entend aussi un peu de musique dans ce roman, évidemment ; il y est question de Laborintus II de Luciano Berio
et de Pithecanthropus Erectus de Charles Mingus
aussi un peu de la 7ème de Beethoven, dont je ne manque jamais une occasion de réécouter l’allegro con brio sur lequel j’ai tant de fois dansé avec Dame Sam
et un peu plus vaguement de musique allemande alors voici un petit Einstürzende Neubauten qui nous rappelle opportunément dans ce Selbstportrait Mit Katter que life on other planets is difficult.