à la Factorie (4)

Hier notre groupe a traversé une zone de turbulences. L’urgence dans laquelle nous travaillons, l’imminence de nos restitutions et la fatigue accumulée ont vu des larmes couler (pas les miennes mais il s’en est fallu de peu), le ton monter, des menaces de retrait proférées mais finalement il semble que nous ayons réussi à préserver notre unité. Par chance, les poètes reformulent volontiers.

Les échanges étaient vifs comme le cours de l’Eure.

Ci-dessous, une vue de la Factorie, de dos ; la salle dans laquelle Anna, Emanuel et moi aimons travailler est au premier étage ; la fenêtre du milieu est la meilleure place.

J’ai fini ce matin le texte que je vais lire jeudi soir lors de la restitution publique des travaux menés pendant la résidence. Avant que la Factorie ne s’anime, au lever du jour, j’ai répété depuis la meilleure place de la grande salle qui surplombe la rivière avec pour seul public le martin-pêcheur qui semble vivre toujours sur la même branche.

Hier soir, Emanuel et moi y avons travaillé, chacun face à sa baie vitrée, séparés par un rideau de théâtre bleu nuit. La lune presque pleine était si belle vue à travers les vitres gondolées, derrière les arbres chargés de gui, que j’ai pris les photos ci-dessous. Entendant le déclic de mon appareil, Emanuel a dit « Toi aussi, tu regardes cette magnifique pleine lune ? » Tant de beauté nous déconcentrait. Vérification faite, c’est pour cette nuit : la pleine lune du loup. Mais nous ne la verrons pas, nous serons à Rouen pour écouter la lecture de notre amie Catherine au foyer des marins.

à la Factorie (3)

Fidèle à mes pulsions d’amour universel et de création collective, j’ai proposé dès le premier jour à mes camarades que nous écrivions ensemble. Hier soir, nous avons commencé, assis autour de la plus grande table dans notre bar QG pourpre et doré. Ce matin, j’ai tapé neuf pages de poésie collective et je rêve qu’il nous reste dix jours pour que nous ayons le temps de constituer un recueil. Autant rêver de caresser un écureuil. (Celui-ci vient de passer sous ma fenêtre.)

Pas de ça chez moi

Catherine Barsics improvise une lecture de Pas de côté sur la musique qui passe à ce moment-là au bar de la Factorie (tenu ici par Emanuel Campo). Elle découvre le texte en direct. Ce génie de l’improvisation me bluffe totalement. Merci à elle pour ce cadeau et à Jean d’Amérique pour la vidéo.

Tack för idag

Emanuel Campo, qui a des origines suédoises, nous a appris cette expression qui signifie « merci pour aujourd’hui ». Hier, nous n’avons pas dansé mais nous sommes lu et dit des textes que nous avons ensuite abondamment commentés (avec d’interminables digressions très rythmées) jusqu’à tomber de fatigue. Anna nous avait fait une soupe, qu’ont suivie des infusions de thym. Ainsi on peut dire que les poètes dansent tous les jours sauf pour la fièvre du samedi soir. Il était tout de même 2h30 quand nous nous sommes séparés sur des jambes en l’air qui valaient tack för idag.

Nous avons pris conscience que nous étions en train de développer un monde et un langage à nous, isolés dans notre retraite poétique, comme si le reste s’était effacé. Mais il faut dire que chaque jour, de nouveaux signes semblent resserrer nos liens. Hier matin, Maud est allée marcher vers le lac à peu près au moment où j’en revenais avec le sentiment d’être traquée, comme je l’expliquais dans mon billet du jour. Elle a aperçu dans la brume une forme inerte mais qui lui évoquait un animal. C’était un sanglier décapité, sans doute par un train car il gisait en contrebas de la voie ferrée quoiqu’à un certaine distance. Maud m’a montré les photos qu’elle a prises, il n’y a guère de doute possible et il semble que l’accident venait de se produire. Le pauvre a été fauché loin de chez lui, dans le périmètre même où (a priori contre toute vraisemblance) j’avais senti pendant un peu plus d’une heure que son surgissement n’était pas impossible.

Ce matin, j’ai contemplé le lever du soleil depuis la plus belle salle de la Factorie, sous laquelle coule la rivière, tout en travaillant à ma Suite du sanglier pour chevrotements et chaussettes roses, je la disais à voix haute pour estimer sa musicalité quand j’ai aperçu par la baie vitrée, là, juste sous la brèche,

le matin-pêcheur dont Anna m’avait parlé hier. Je ne déteste pas mes conditions de travail.

J’ai attendu que le fluo se répande dans la nature pour aller courir sans grand plaisir, gênée par les humains mêmes dont la proximité, exceptionnellement, me rassurait ; ils n’étaient pas si nombreux car ce n’est pas très fréquenté ici et j’ai craint d’être renversée par un sanglier qui fuirait les bouses en gilet orange et leurs fusils de connards. Les événements de la semaine me questionnent sans répit sur mon rapport à la nature : phénomène ou apophénie ? Comme toujours, ce sont les oiseaux d’eau qui, finalement, m’ont apaisée.

amants dans la brume

J’écris une suite du sanglier (suite au sens musical et cynégétique – où je suis le gibier) ; je reste à ce jour intarissable sur le sujet. Ce matin, il fait –2°C dans la brume et je fais le tour du lac, je cours en short comme dans un poème de Pas de côté, au début ça me fait rire parce que je me remémore une lecture que Catherine a faite hier soir d’un autre texte du recueil (Jean a filmé la performance, je la mettrai en ligne quand il me l’aura envoyée), une de ces lectures dont elle a le secret : elle ne connaît ni le texte qu’elle attaque ni la musique qui passe mais lit avec virtuosité sur la mélodie, c’est à la fois bluffant et à mourir de rire. Je ris, donc, en chemin pour me rendre au lac, et cependant j’écoute le genre de musique sur laquelle nous avons dansé hier soir tous les six et me demande quelle probabilité j’avais de rencontrer cinq poètes disposés (pas qu’un peu) à danser tous les soirs et à y mettre autant de sens que moi. (Je disais ici, il y a un mois, combien j’avais besoin de ça.)

Arrivée au lac, j’ôte mon casque audio pour écouter la musique des oiseaux d’eau. Il n’y a personne nulle part, pendant 10 km pas un humain mais je me rends vite compte que je ne savoure pas la circonstance. Tout ce que j’aime habituellement m’est inaccessible : ne pas voir à cinquante mètres, me savoir seule, entendre les bruissements de vies invisibles dans la végétation dense qui m’entoure. Un lapin traverse le sentier un peu plus loin, une aigrette s’envole depuis les roseaux, une poule d’eau ricoche à la surface floue du lac et je ne m’en émerveille pas, trop tendue par la conscience vive de me trouver dans une cuvette : chaque bruit semble annoncer le surgissement d’un ongulé furieux, perdu dans la brume en contrebas des collines boisées qui encerclent le site. Dans les replis les plus touffus et isolés de la berge, où s’étale une espèce de toundra peu arborée, la peur me donne la nausée, je mesure la misère d’être traumatisée. C’est une dépossession.

Hier, j’ai fait un lapsus en parlant avec mes camarades : au lieu de dire mon sanglier, j’ai dit mon ours.

les deux amants

C’est le nom du lac et de la bière locale. J’ai fait le tour du lac cet après-midi pour écrire dans la lumière.

Je me suis assise sur ce tronc d’arbre, j’étais un peu éblouie mais c’était bien.

Dans mon poème, il est question de mes camarades rencontrés ici. Deux collaborations s’amorcent déjà et leur perspective me divertit de l’idée que dans une semaine je serai arrachée à cette parenthèse radieuse (mais épuisante) comme un vieux sparadrap.

Le lac est semé de toutes petites îles et de poissons plus minuscules encore.

Par moments, la beauté du paysage me fait rêver de recevoir un sms : Je suis à la gare de Val-de-Reuil, dirait le message, et je courrais sur la berge à contresens de l’Eure, des ragondins et des poules d’eau, jusqu’au bâtiment fiché dans la nature façon blockhaus. C’est mon côté pavot de Californie, le rêve est ma dimension – sauf quand je suis confrontée à une charge de sanglier ; j’ai écrit pas mal de choses au sujet de mon sanglier, je n’avais jamais accédé au réel aussi radicalement, purement, intensément que face à lui.

Il est là quelque part dans la forêt que je contemple des dizaines de fois par jour, où que je me trouve, car ici on voit son habitat de partout. Parfois j’ai tout simplement envie d’y retourner, envie de questionner sa puissance et celle de l’effroi.

des nez d’équidés

Mardi après-midi, j’ai fait la poésie en marchant marchant marchant, comme je le décris dans mon poème d’hier ; c’était une performance semi-dansée comme un rite d’exorcisme, plus inquiétante que joyeuse, mais il y a eu des passages d’une bienfaisante légèreté : j’ai vu de nombreux d’oiseaux d’eau en plein meeting aérien à la réserve ornithologique et rencontré de très chouettes équidés. On s’est amusés à se prendre en photo avec le nez tendu vers l’objectif. Il y avait un cheval,

un poney

et des ânes.

C’est un autre âne, Tobie, qui m’a alpaguée alors que je passais pas là au bord de l’Eure, son braiment était pour le moins remarquable. Nous étions tous deux d’humeur mélancolique alors nous nous sommes amusés à faire des selfies ; ils ne sont pas très satisfaisants parce que Tobie me poussait l’épaule (avec le nez, précisément), aussi nous avons fini par rester nez à nez. Notez que nous avons le même poivre et sel et la même coupe de cheveux (c’est dû à mon épi). Quand on me dit Tiens, tu te laisses pousser les cheveux, je réponds que je fais mon poil d’hiver, comme les ânes.

Il y avait deux autres ânes à la réserve ornithologique mais ils ne sont pas prêtés au jeu.

J’avais assez ri de toute façon. Ci-dessous, un teaser : bientôt ici, un billet sur la signalétique rolivaloise.

Le soir, ma mélancolie s’est dissipée quand j’ai rejoint mes chers camarades et que nous avons dansé sur des musiques expérimentales.

à la Factorie (2)

Après avoir passé une nuit à rêver de sangliers, à me réveiller en sursaut, à chercher un arbre où grimper, j’ai décidé d’aller courir ce matin à PLC (certain.e.s d’entre vous se rappellent peut-être une ancienne rubrique de ce blog, intitulée PLC pour presque la campagne), qui a aussi un peu l’aspect d’un arrière-monde par endroits.

Ici, énormément d’arbres sont colonisés par le gui, c’est très beau – même si les arbres en souffrent, ce qui rejoint une discussion que j’ai eue hier avec mes camarades et notamment avec Marion Renauld sur l’insoluble cruauté de la nature : le gui a le droit d’exister mais il est ressenti par ses hôtes comme un parasite et les oiseaux sont innocemment complices de cette occupation.

Une vue de la réserve ornithologique. Il y a plein de lacs et d’étangs, autour de Léry, en plus de la rivière et du fleuve.

J’ai presque eu envie de me baigner, au milieu des oiseaux d’eau – certaines espèces sédentarisées, d’autres de passage, un peu comme les poètes en cette session d’hiver (nous sommes notamment réunis à l’occasion de l’opération « Les poètes n’hibernent pas ») : hier, Jean d’Amérique s’est installé parmi nous tandis que Marion Renauld était seulement de passage pour deux jours et que Mélanie Leblanc nous a rendu visite pour la soirée. Pour info, Maud Thiria imite le cri de la foulque macroule avec tant de vérité qu’elle trompe les applis de reconnaissance des oiseaux. Les poètes qui m’entourent ont des talents variés ; Catherine Barsics en révèle tant et tant que j’ai menacé de lui consacrer une chaîne Youtube et finalement renoncé à filmer toutes ses incroyables impros.

Plus loin, à la sortie de la réserve, j’essaie de me détendre : toute flaque n’est pas souille, me dis-je – et tout sanglier ne charge pas ses ami.e.s. Anna notait hier que ma confrontation avec Monsieur Furieux a immédiatement bouleversé mes structures mentales, mon approche des animaux, ma posture au milieu d’eux. Et c’est vrai, c’était vrai avant même que j’en fasse le récit à quiconque.

Ci-dessous, autoportrait à la surface de l’Eure, où les nombres pairs sont barrés.

Et un arrière-monde de Val-de-Reuil où on peut danser en paix, sans regard importun.

Ici, le soir, les poètes n’ont pas besoin de se concerter pour converger vers 19h autour du bar, où nous attendent notre Charlène Damour, chargée de production de la Factorie, ainsi qu’Erwan, plus qu’un barman. On parle parle parle on rit rit rit on boit on mange on danse danse danse et on se lit des textes lors de scènes ouvertes menées par notre MC Emanuel Campo. Hier soir, après qu’Anna nous a tiré les cartes – tarot des plantes et tarot marseillais (ma plante est le pavot californien, Eschscholzia, soit « rêve, imagination, créativité ») – nous étions huit à partager le micro dans une des salles de spectacle, c’était drôle, beau, intense ; quelle chance inouïe de vivre de tels moments avec ces formidables artistes/personnes. Ci-dessous, Emanuel absorbe toute la lumière.

Ma poussière caresse le monde

La Factorie est un lieu magnifique sis sur la belle petite île du Roi. Le hall d’entrée, pourpre et cosy, avec son bar, ses bibliothèques, son piano, ses canapés, ses tapis, est notre QG du soir ; dans la journée, chacun.e travaille de son côté. Ma salle préférée, l’une des trois salles de spectacle que compte le lieu, est celle-ci :

On peut y danser ou y écrire en regardant les poules d’eau sur la rivière.

Cet après-midi, j’y ai écrit un poème dans mon carnet ; je raconte ma promenade très étrange d’hier à Val-de-Reuil et à la réserve ornithologique. En voici le brouillon.

je suis rendue à la poussière
le vent me disperse le vent
fait de ma poussière une caresse
à la surface vive de la rivière
où canards et poules d’eau se laissent dériver
tournant sur eux-mêmes à grande vitesse
comme ayant perdu le contrôle
de leur véhicule et cependant
impassibles et n’opposant aucune résistance
au mouvement circulaire
usagers blasés d’un grand huit
sans cri de peur ni de joie ni sourire
ma poussière caresse les vaguelettes vives de la rivière
peigne la ripisylve qui s’y trempe
troncs et branches détrempés
ma poussière caresse toutes choses terrestres à portée
de mon regard et au-delà caresse
ce qui est mais aussi ce qui fut
la peau qui fait défaut à la pulpe de mes doigts
et un infini tapis de ronces si dense qu’il
semble masquer un abîme
et la peinture écaillée craquelée des balcons
de la ville nouvelle et le vide de la dalle
et le dédale de ses passerelles
et les cellules commerciales en décrépitude
et à la périphérie des routes sans
trottoir à la croûte de bitume fissurée
où mon corps se recompose
danse et sanglote et saute et boxe l’air
qu’aucune brise n’anime plus
boxe le monde à gestes secs et saccadés
boxe l’absence de celle
boxe la trahison
boxe le manque pour ne pas le plonger
dans la rivière vive où glissent les ragondins

des ours-sangliers

Les poètes dansent le mardi soir, de sorte que nous nous sommes couchés tard, hier encore, mais mon corps est une mécanique horlogère et à 6h30 ce matin, j’étais debout et opérationnelle. Comme je ne voulais pas partir avant 8h, j’ai commencé à lire La claire caresse de ma camarade et voisine de chambre Anna Serra. Quand je suis rentrée de ma grande aventure forestière, je lui en ai fait le récit puis nous avons discuté d’écriture et, peu après, j’ai repris ma lecture de son recueil ; la première page que j’ai lue était celle-ci :

Vous allez encore dire que j’ai une tendance à l’apophénie mais j’y vois surtout une sorte de mise en lumière. D’autant que quand j’ai raconté mon aventure, Marion Renauld m’a conseillé de lire Croire aux fauves, récit d’une anthropologue qui a rencontré un ours, or mon projet pour Regnéville (ma résidence suivante, imminente) montre une créatrice sonore qui veut enregistrer un ours et développe une parabole sur le mode d’être au monde de notre espèce, basé sur l’exploitation du vivant. Ce sanglier m’a appris beaucoup de choses. Il aura été mon ours.