(Éditions de L’Olivier, mars 2018.)
J’ai entrepris l’écriture de ce texte animée par une amertume (rage serait peut-être plus juste) face au regard simpliste et sexiste de nombreux critiques et lecteurs sur ceux de mes romans qui ont eu le plus d’écho, Une faiblesse de Carlotta Delmont et Dans son propre rôle : dans ces romans, je suis censée avoir écrit « de beaux destins de femme ». L’on m’a rarement soupçonnée d’avoir un projet littéraire plus ambitieux que cela, pour la seule raison que je suis une femme. La vie effaçant toutes choses est une réponse ironique à ce regard sur mon travail, un texte queer dans la mesure où il montre des femmes se défaisant ou essayant de se défaire des prérogatives traditionnellement liées à leur genre – une femme doit procréer, elle ne connaît rien à la musique, elle est à sa place dans une cabine d’essayage, elle ne peut pas revendre la maison de ses parents sans l’aide d’un homme, etc.
Roman ou recueil de nouvelles ? Peu importe l’étiquette mais nous (l’éditeur et moi) nous accordons à recommander de lire le texte dans l’ordre… Je me contenterai de signaler que le tissage de motifs récurrents, de fils conducteurs et thématiques, est très serré à travers l’ensemble. Il y a dans chaque partie et dans chaque nouvelle/chapitre une unité du temps et d’espace particulièrement forte, des cadres narratifs étroits, où ces femmes se croisent sans se voir. La première partie se passe dans une ville provinciale et dans sa banlieue (les habitants de la métropole lilloise reconnaîtront certains lieux), la deuxième dans une station balnéaire et la troisième à Paris. Un resserrement se ressent ironiquement à mesure que l’on évolue vers des espaces plus grands : c’est leur milieu qui enferme ces femmes et non pas le cadre de vie qui leur est échu. Il y a chez toutes un désir de fuite ou du moins une interrogation sur la place qu’elles occupent au monde, géographiquement et socialement. Ces neuf histoires minimes les montrent à un point de basculement.
Le lien qu’elles entretiennent n’est pas de nature narrative, leurs vies sont tangentes. Elles sont issues de différentes classes sociales, elles ont des âges différents, mais leur sororité tient à deux choses : d’une part, chacune fomente une mutinerie sans savoir que, dans la cellule d’à côté, une autre est en train d’en faire autant, à sa manière ; d’autre part, j’ai installé au cœur du texte un jeu d’échos entre ces personnages.
De nombreuses références ponctuent le texte mais quatre figures tutélaires m’ont véritablement accompagnée dans l’écriture. Il s’agit cette fois de Robert Altman, de Morton Feldman, de Stewart O’Nan et, dans une moindre mesure, de David Lynch.
Mon titre de travail, pendant les quelques mois de l’écriture, a été Three women, en hommage au film de Robert Altman, auquel j’emprunte un type de narration, chorale mais disloquée, ainsi qu’un flou dans les rapports humains. Pendant ces quelques mois, j’ai beaucoup écouté Three voices for Joan La Barbara de Morton Feldman, pièce de 50′ qui décline la même phrase en motifs évoluant au fil des cycles ; j’ajoute qu’il n’y a, en vérité, du moins historiquement, qu’une chanteuse derrière ces trois voix (il peut être intéressant, quoique non nécessaire, de s’en souvenir quand on lit La vie effaçant toutes choses). Enfin, j’ai voulu rendre un modeste hommage à Emily, éblouissant roman de Stewart O’Nan dans lequel la précision du vocabulaire exhausse la poésie du quotidien.
Morton Feldman : Three Voices
Une image d’Inland Empire, de David Lynch :
Les prénoms et noms de mes personnages ont été choisis avec soin, comme toujours. Mes sources, cette fois, ont été l’œuvre intégrale, à ce jour (traduite ou pas), de Stewart O’Nan, le film de Robert Altman cité plus haut, Mulholland Drive de David Lynch (pour des raisons que je serai sans doute amenée un jour à expliciter) et quelques-unes des femmes qui ont peuplé l’Olympe de la musique expérimentale à ses débuts. Kim, dans la deuxième partie, est une exception, elle est un hommage à Kim Gordon, et tout particulièrement à la chanson Shoot qui figure sur le disque Dirty de Sonic Youth, paru en 1994.
Le titre, La vie effaçant toutes choses, est une citation des Chemins de l’amour, mélodie de Francis Poulenc, dont voici une version réalisée par Allison Sniffin en exclusivité pour ce blog. Allison Sniffin est compositrice, multi-instrumentiste, chanteuse, etc. Elle fait partie de l’ensemble de Meredith Monk depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, elle chante pour nous Les chemins de l’amour, accompagnée par sa propre orchestration, en format MIDI, de la partition de Francis Poulenc. Je l’en remercie.
Note : page 159, on lit « formidable œuvre de Gesulado » contre mon avis ; moi, j’avais écrit « formidable disque Gesualdo » et j’ai insisté auprès des correcteurs pour que ça le reste, en vain. D’une part, ça n’a pas le même sens : mes personnages ne parlent pas de l’œuvre mais d’une version particulière de cette œuvre au disque, comme disent les spécialistes. D’autre part, les mêmes spécialistes disent « formidable disque Gesualdo » (ou Debussy, ou peu importe), sans le de. Ils le disent cent fois, mille fois par jour (c’est une espèce de jargon) et chaque fois je pense à ma pauvre « formidable œuvre de » et je suis déçue que cette phrase de mon roman, contre ma volonté, manque de vraisemblance. Vous vous dites que c’est un détail, je vous comprends, mais c’est un détail sur lequel chaque correcteur est revenu plutôt que de simplement faire confiance à l’auteure, qui écoute France Musique plusieurs heures par jour.