Une interview avec Catherine Painset est en ligne ici aujourd’hui et sera bientôt en version courte sur papier. Il y est question du confinement, de l’étrange similitude entre mon roman L’éternité n’est pas si longue et la pandémie, et de quelques autres choses encore.
Auteur/autrice : dancing chicken
JC+13
Je me réveille angoissée. Je prends mon petit-déjeuner seule, debout dans la cuisine. Notre lycéen entre se préparer un thé quand, pour la première fois depuis le début du confinement, la sonnerie du lycée se fait entendre : une petite mélodie très douce et aujourd’hui assez terrifiante, qui retentit dans une cour déserte.
(Derrière Carol-Anne, la cour du lycée.)
Je me demande si notre lycéen perçoit le caractère post-apocalyptique de la scène ou s’il est seulement surpris. Je me demande si sa sœur et lui se sentent concernés par l’événement qui est en train de frapper l’humanité ou si, comme il le semble, l’une est juste pétrifiée par les interdictions et la peur de l’autorité (elle ne sort que si on l’y oblige et nous engueule si on l’approche à moins d’un mètre, craignant d’être jetée en prison) tandis que l’autre est obnubilé par l’ombre que ledit événement pourrait porter sur ses études : C’est de mon avenir qu’il s’agit, disait-il la semaine dernière quand nous avons essayé de relativiser l’importance de rendre un devoir en temps et en heure (il est débordé, ses professeurs étant apparemment de ceux qui font peser sur leurs élèves leur besoin de se sentir utiles au milieu de l’hécatombe). Je me demande comment j’aurais vécu ce genre d’épisode à leur âge, ce que j’aurais écrit dans mes carnets pour en rendre compte et ce que j’aurais exprimé oralement. Je me rappelle ma terreur quand j’ai vu à la télé des images de l’attentat de la rue de Rennes ; j’avais douze ans, et ces images m’ont traumatisée au point qu’aujourd’hui encore, j’y pense chaque fois que j’aperçois l’enseigne de Tati – dont, en l’occurrence, je n’ai jamais été cliente. Je me demande quelle musique j’aurais choisie pour bande originale à un tel épisode. Sans doute rien de très glorieux.
Le vide exact du jour
(Oui, désormais, des rubriques rythmeront ce journal de confinement.)
Dame Sam est sale. Je sens des paquets de poils collés quand je caresse son flanc gauche ; ce matin, elle est tombée dans la salle de bain. J’ai peur. Je veux qu’elle vive toujours ; quand je pousserai mon dernier soupir, très vieille, je veux qu’elle soit sur mes genoux, ronronnant comme un petit moteur chaud et tendre – et que la tête de mon amour soit sur ma poitrine, et les doigts de ma main droite dans ses fabuleux cheveux, et ceux de la gauche sur sa peau. Quand nous serons très, très vieilles. Ou plutôt ses yeux dans les miens ? Je ne sais pas. Comment choisir ? Je voudrais tellement croire en Dieu, et en une vie après la mort, où je retrouverais tous ceux que j’aime, mes grands-parents, mon chat Joe et quelques autres (mon esprit refuse d’envisager d’autres pertes d’ici là).
La semaine dernière, je me suis réveillée joyeuse, un matin, après avoir vu ma grand-mère pendant la nuit, dans un rêve si précis et détaillé qu’il me semblait avoir vraiment vécu la scène : au milieu d’une fête qui avait lieu dans ma maison, je la voyais soudain, assise par terre contre un mur, les jambes repliées contre elle ; elle portait un sweat-shirt à capuche et un jean à l’ourlet très large, sous une mise en plis impeccable et son sourire le plus radieux (que celui de mon amour me rappelle beaucoup : un sourire de petites dents parfaites et de lumière pure). Ensuite, nous tenions un stand dans un vide-grenier, elle et moi. Pourquoi mon inconscient n’est-il pas plus souvent si généreux envers moi ?
(Mes grands-mères et moi en 2002 ; à gauche, Lucette, à droite, Denise – mon prénom complet est Fanny Denise Lucette.)
Hier, au téléphone, mon grand-père m’a livré un comparatif des terrines de dinde et de poulet que lui apporte ma tante ; quand il m’a demandé si j’aimais ce genre de choses, je me suis rendu compte que j’étais en apnée depuis le début de son exposé. Papy, ai-je dit très calmement, je suis végétarienne. Ah oui, s’est-il écrié, excuse-moi. J’aurais été verbalement assassine envers n’importe qui d’autre mais c’était mon papy alors j’ai ri.
Le gant du jour
Avec une semaine de retard, nous apprenons qu’il y a un couvre-feu à Lens – mais aussi à Aix-Noulette, Billy-Berclau, Carvin, Courcelles-les-Lens, Courrières, Dourges, Drocourt, Éleu-dit-Leauwette, Estevelles, Évin-Malmaison, Harnes, Hénin-Beaumont, Libercourt, Liévin, Loison-sous-Lens, Mazingarbe, Meurchin, Noyelles-Godault, Noyelles-sous-Lens, Oignies, Pont-à-Vendin, Sains-en-Gohelle et Sallaumines. Nous trouvons que ça sonne du feu de Dieu : Couvre-feu à Aix-Noulette, ça ferait un super titre pour un polar en Nord de Ravet-Anceau.
Le détritus du jour
Où est caddie ?
Ce soir, pour accompagner notre apéro spécial prix de la Closerie des Lilas, je passe Memory Game, le nouvel album de Meredith Monk. Notre lycéen commence à danser, puis mon amour et moi. Tout l’après-midi, nous avons eu l’air ivres – mais ivres de quoi ? Et maintenant nous dansons en riant, puis c’est la belote et nous rions de plus belle. Notre collégienne et moi sommes assurément l’équipe championne du confinement.
La musique du jour
J’en découvrais en courant, ce matin, ce qui apparaît à mes oreilles nanties comme sa nouvelle version : Migration, toujours sur l’album Memory Game de Meredith. Le récitatif n’a pas changé. Quand je l’écoutais, il y a deux ans, il me rendait toujours mélancolique – cette description d’homo sapiens par une intelligence que l’on suppose extraterrestre puis l’évocation de son extinction : poignantes. Aujourd’hui, ce texte prend une dimension particulière.
Many were forced to move from place to place
Towards the end, the smell of the air changed
We know all these things because some of their ancient one are still among us
Le conseil lecture du jour
Les lignes de la main gauche.
Mon relevé du jour
Lapin(s) : 1
Piéton(s) : 0
Joggeur(s) : 1
Contrôle(s) de police : 0
Douche : Oui
Closerie des Lilas not confined
Nous avions arrêté les apéros mais je pense que nous allons quand même fêter un peu cette nouvelle inattendue…
JC+12
J’évoquais dans A happy woman l’album que Meredith Monk préparait avec Bang On A Can quand je l’ai rencontrée, en 2017 ; il est sorti avant-hier et s’appelle Memory Game. Il est très différent des roughs que, grâce à mon amie Allison Sniffin, j’ai déjà écoutés mille fois : c’est presque un autre album, en vérité. Je vais pouvoir l’écouter mille fois, à son tour. J’avais de longue date décidé que pour mon enterrement je voulais l’une de ses pistes, Tokyo Cha Cha, un petit bijou quasi pop. Nous devons ses arrangements à la même Allison (qui, entre parenthèse, met à profit son confinement dans le New Jersey pour composer une super pièce aux intonations presque jazz, par instants – c’est du moins mon humble avis). Ce matin, alors que nous prenons le petit-déjeuner, chacun à une table différente (je ne suis apparemment pas la seule ici dont la sociabilité ne vaille pas grand chose avant le premier thé), je passe Tokyo Cha Cha, au grand plaisir de mes co-confinés. Mon amour trouve que c’est une belle manière de commencer la journée.
En ville, aujourd’hui, un vide jusqu’alors inégalé. En comparaison, le 15 août est une foule, un grand rush, et hier était un samedi après-midi. Le grand ballet des sacs plastique se poursuit, chaque jour plus ambitieux, de plus volumineux danseurs rejoignant en plus grand nombre sa spirale infinie dans la tempête.
D’automobile, aucune. Atmo HDF me signale la fin du pic de pollution. Le vent a fait un super boulot ; il peut se reposer, maintenant.
Il a aussi disséminé les gants : peut-être demain des gens se prendront-ils dans la figure un gant qu’ils ont lâché par terre hier en sortant de la supérette et qu’ils en convulseront d’horreur alors que c’est leur ADN dessus, leurs fluides corporels, leur coronavirus ! Ce serait drôle, ça, comme s’ils faisaient pipi contre le vent.
La nature existe encore, quelle consolation… Et, mieux encore, elle se repose de nous et de nos œuvres.
Il faudrait beaucoup de temps pour qu’elle recouvre toute sa pureté, même si nous ne revenions jamais l’empoisonner. Les décharges sauvages dans les bois et les clairières nous laissent perplexes, cet après-midi, mon amour et moi, non qu’elles nous surprennent encore mais l’énormité de la bêtise qu’elles dénotent est incommensurable et notre effroi est à sa mesure ; elles me répugnent et me dépriment tant que je ne peux me résoudre à les prendre en photo ; à la limite, je peux en montrer une trace qui a été soumise au feu, en quelque sorte lavée – une ordure comparativement propre :
Sans nous, la nature resplendit avec une délicatesse nabi,
elle miroite et chante et chuinte.
Nous y trouvons trois météorites semblables à celle-ci, des blocs ontologiques tombés du ciel,
et du sol aussi jaillissent des motifs plus fascinants et admirables qu’aucun schéma de main humaine.
Ces derniers jours, j’ai souvent fantasmé d’aller vivre dans les bois. Quand ma raison a flanché, avant-hier, j’ai cru que mon amour allait me fuir pour toujours et je me suis dit que si je devais être confrontée à un tel cauchemar, j’abandonnerais tout et partirais dans les bois avec un sac à dos, un peu de matériel de camping, et irais m’achever au milieu des petits mammifères et des oiseaux. Je m’accrochais à cette image, la seule qui me consolait tandis que je tremblais de peur. Je me demandais seulement si Dame Sam accepterait de m’accompagner – c’est une vieille Dame, elle aime son confort et sa tranquillité. Je savais déjà exactement où j’irais, comment, et ce que j’emporterais dans mon sac à dos. Puis je me suis rappelé un film et un livre que par coïncidence j’ai découverts successivement, il y a deux ou trois mois, et dans lesquels des résistants à un système oppressif se réunissent dans les forêts : Lobster de Yórgos Lánthimos et Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq. Ce n’est pas un hasard, cet élan qui nous pousse vers les bois. Il y a deux races, me dis-je : il y a ceux qui continueront de s’agglutiner dans les villes dont la densité de population fait des bombes atomiques à retardement, et il y a ceux qui fuiront dans les forêts. Je rumine cette idée depuis plusieurs jours et voici que nous découvrons, au cours de notre promenade du jour, un campement détruit dans un bois bien caché.
Deuxième fin de journée au fenouil. Et, notre lycéen ayant trop de travail, pas plus belote que d’apéro ce soir. C’est pourquoi je peux poster ce JC+12 à JC+12. Une première dans ce Journal de Confinement.
JC+11
Je suis assise auprès de mon amour dans la lumière du matin, sur le muret du jardin, la rosée scintille et des oiseaux par dizaines pépient autour de nous, sans aucun bruit pour les parasiter. Nous sommes assises au cœur de l’éternité, sa main entre les miennes.
Sur la véloroute, les buissons et les haies bruissent, des emballages plastifiés tourbillonnent au milieu des débris végétaux. L’entretien des espaces publics est-il suspendu ?
Sur mon nouveau territoire secret, les lapins décampent à notre approche, nous les voyons filer dans les ronces et les détritus à flanc de colline. Au sommet, on pourrait mal s’asseoir pour contempler le 11/19 mais l’heure de sortie touche à sa fin, il faut se hâter avant de s’autodétruire.
« Pic de pollution particules aujourd’hui », m’alerte Atmo HDF. De fait, depuis le promontoire aux lapins, on voyait quelque chose comme un smog flotter sur l’autoroute déserte. Comment est-ce possible ? Il n’y a presque plus de circulation et le vent fait rugir Carol-Anne et siffler Socorro de toutes parts comme un Vaisseau Fantôme. (Ce soir, notre lycéen suggèrera que c’est peut-être parce que les usines de masques tournent à plein régime.)
Dans les rues du centre-ville, les gants en plastique jonchent les trottoirs en plus grand nombre que tout autre type d’ordures. Les rares individus que nous croisons sont inquiétants, certains parlent tous seuls en titubant, d’autres ont des difformités qui coulent hors de leurs vêtements comme de la cire chaude. Des zombies. Des éléments de signalétique claquent dans le vent avec un bruit métallique. C’est un samedi après-midi dans les rues commerçantes.
Pendant que notre collégienne prépare une pâte à crêpes, je sors appeler un ami, je marche sous les magnolias du rond-point, à deux pas de chez moi, dans le seul sifflement du vent : l’espace public est devenu plus calme que mon espace privé. Mon ami aussi a le nez cassé ; lui non plus ne peut plus lire ni regarder un film parce que voir des gens libres de leurs mouvements semble ne pas le concerner. Les consignes de confinement et les interdits touchent à tant de craintes profondes exploitées par le cinéma et la littérature que nous les avons vite assimilées : dehors = danger, autrui = danger = ennemi. Le soir, une de mes amies dit en riant, Je vais lancer sur les réseaux sociaux un appel à manifester contre ceux qui ne respectent pas le confinement. Nous rions. Chez elle, à Montpellier, il y a un couvre-feu ; elle dit que ça aussi, on l’intègre très vite, comme si on n’avait jamais rien connu d’autre.
Nous écoutons le point sur le coronavirus donné par des ministres et des professeurs, mon amour s’assoupit dans mes bras sur le canapé, notre collégienne est très concentrée, notre lycéen et moi éclatons de rire, par moments. Parfois tout cela semble surréaliste et d’autres fois, ça semble plus réel, plus brutal et plus implacable que tout ce que nous avons jamais vécu ; ça me rappelle une chute à vélo, que j’ai décrite ainsi dans une des sept versions qu’a connues mon roman Le zeppelin (un roman de carnage sur l’échec du collectif) : « La douleur est une flaque, un tapis, un plan vectoriel. Elle étend ses deux dimensions à l’infini, d’abord noire puis rouge puis d’un blanc piquant, scintillant. Je ne perds pas conscience. Ma respiration est bloquée, je me demande si elle va revenir ou si ma cage thoracique est cassée comme un plateau de flûtes à champagne et que bientôt je sentirai tous ses éclats déchirer mes organes et que ma bouche laissera s’écouler leur sang sur les copeaux de bois. »
Premier soir sans apéritif. Je bois une infusion de fenouil dans la pénombre du jardin, sous l’océan de Carol-Anne, en discutant avec mon amie de Montpellier. C’est la première fois que nous parlons au téléphone, d’ordinaire nous nous envoyons de longs mails ou de brefs SMS. De manière plus générale, nos habitudes changent, insensiblement ; mes amis et moi nous accordons à dire que nous ne vivrons plus jamais de la même manière.
Nous nous couchons tôt. Nous écoutons les bruits étranges et variés que la tempête tire du Vaisseau Fantôme Socorro. Et ça, c’est quoi ? On dirait… On dirait… J’aime beaucoup ce jeu. J’aime beaucoup l’acoustique du confinement, la place que le silence laisse aux sons pour s’épanouir, exprimer toutes leurs nuances et tout leur mystère. Je me rappelle mes premières nuits ici, seule, quand je découvrais le langage de la maison, ma rencontre avec Polty, cette manière qu’il avait de frapper là où je ne l’attendais pas, pour le plaisir de me voir sursauter, me pelotonner sous ma couette, la respiration en suspens et les yeux écarquillés. J’attendais le matin, je l’espérais. Ce soir, par instants, notre collégienne a eu peur. J’ai condamné la boîte aux lettres pour qu’elle cesse de claquer, vérifié plusieurs fois que toutes les portes et fenêtres étaient bien fermées. Oui. Qu’est-ce qui claque, alors ? Mon amour et moi nous sommes regardées en souriant. Arrête, Polty, ai-je soupiré.
Je pense à un morceau de Geneva Skeen, The Sonorous House, sur son album A Parallel Array of Horses, qui est un pur joyau à écouter très fort, au calme – si possible en mouvement. Comme je ne parviens pas à partager ce titre précis, en voici un autre, mon préféré du même album, Los Angeles Without Palm Trees, qui quant à lui a une très belle vidéo.
JC+10
Pour la première fois depuis deux semaines, je me suis réveillée sans mon amour auprès de moi : elle veillait son lycéen pâmé au rez-de-jardin. Suivant mes consignes, ils avaient passé tous leurs vêtements à la machine dès leur retour des urgences, laissé leurs manteaux dehors. Pour ma part, j’avais désinfecté le salon à l’eau de Javel pour que notre collégienne puisse y dormir – elle a peur de rester seule en bas depuis que j’ai mentionné le caractère inéluctable des cambriolages. Je m’étais endormie en écoutant les programmes de la nuit sur France Musique, après avoir fini deux livres d’affilée, Dame Sam blottie contre moi. Notre collégienne dormait en-dessous sur le canapé. La mère et son fils en dessous sur des matelas pneumatiques. Polty jouait à Eennie Meenie Miney Moe (il est anglais : pic nic douille, très peu pour lui).
Aujourd’hui, c’est le jour que j’attendais depuis des semaines, avec chaque jour un peu plus d’impatience : le nouvel album de Cucina Povera, Tyyni, est enfin paru. Au tout début du confinement, mon amour me disait, Tu es sûre que la sortie ne va pas être reportée ?
(Maria Rossi, aka Cucina Povera. Je ne sais pas de qui est la photo.)
C’est un magnifique album, où l’on retrouve la beauté fantomatique de l’univers que tisse Maria Rossi depuis ses débuts, avec cette fois plus d’électronique, plus de couleurs – il n’est pas anodin que le graphisme noir et blanc des deux précédents LP ait laissé place à l’esquisse d’une palette. Difficile de choisir un titre parmi les huit merveilles que compte l’album. Ce sera celle-ci :
Quant à mon nez, il est jaune sale à tendance verdâtre d’un seul côté, bien qu’il soit intégralement douloureux.
J’enviais mes parents, qui vivent à un jet d’houille du 11/19, mais ma mère m’apprend au téléphone qu’il est fermé. 93,63 hectares de nature, fermés. Je m’aperçois ensuite en courant que le chemin de halage du canal de la Souchez l’est aussi. Dans les deux cas, nous sommes habituellement à une densité approximative de 0,3 promeneur au km². Soudain, je comprends : pour une fois, on veut assurer l’égalité des chances aux Français. Que n’y ai-je songé plus tôt ? Le coronavirus sévissant plus sévèrement dans les grandes villes, les gens qui ont fait le choix de vivre à proximité de / dans la nature doivent souffrir d’un handicap, eux aussi ! Il faut, par souci de solidarité, de décence, que les moins agglutinés d’entre nous deviennent fous, qu’ils suffoquent sans horizon, sans air et sans verdure comme s’ils vivaient dans une grande ville. De fait, c’est comme voir la source sans pouvoir l’atteindre quand on a soif soif soif.
Un garçon joue au ballon sur le seul ersatz de pelouse à sa disposition, un pan d’herbe à crottes au pied d’une résidence ; il fait rebondir son ballon sur un mur de la résidence. Comme on doit être bien, enfermé là-dedans, à entendre les vibrations du ballon dans les murs de son salon. Cependant, il faut bien que ce jeune homme ait une activité physique à moins d’un kilomètre de chez lui – on suppose qu’il préfèrerait l’exercer dans un cadre plus verdoyant, et l’on en trouve justement un à deux cents mètres de là, mais il est entouré de ruban plastifié comme une scène de crime.
Un succédané de nature pour moi aussi, aujourd’hui ; je feins de ne pas voir s’esquisser dans le lointain la silhouette d’un terril sur lequel je pourrais être en train de veiller à ma santé mentale désormais vacillante.
Ironiquement, il reste à 300 mètres de chez moi un chemin de halage accessible : celui de l’ancien canal de Lens, devenu sa rocade. Le nom est resté comme une gifle, une petite arrogance mesquine.
J’imagine un canal sous ce pont, des péniches, des canards, des poules d’eau, sans doute un couple de cygnes.
J’imagine ceci – il s’agit du chemin de halage qui mène de Pont-à-Vendin à Haubourdin, où il me tarde de pédaler sur Mon Bolide, ici sur une photo prise au printemps dernier.
Je revois les creux de verdure de part et d’autre du canal, les bois et les champs, je m’imagine lovée sur un tapis de mousse, fondue à la mousse tendre et odorante au pied des arbres, j’imagine que les lapins bondissent autour de moi sans crainte et que parfois un rayon de soleil parvient à percer la canopée, un instant je peux sentir sa chaleur sur ma nuque. Je fantasme la nature comme d’autres fantasment des vanités.
Je ne vois pas comment je pourrai rejoindre la communauté humaine après le confinement ; je me sens chaque jour un peu plus étrangère à ce qui l’anime, à ses enjeux, ses codes, ses modes d’interaction. Quand une notification sonore m’annonce l’arrivée d’un mail dans ma boîte de réception, j’ai des haut-le-cœur d’angoisse et de terreur ; encore un mail groupé dégoulinant émanant d’un poète et je mettrai les poètes sur ma liste d’ennemis personnels, juste en-dessous des chasseurs. Tout ce que je déteste chez les humains est étrangement exacerbé en cette période de confinement.
Ce soir, nous avons rendez-vous avec mes amies sur Skype. Je leur dis que certains mots me donnent des envies de meurtre, au premier rang desquels les mots solidarité, utile et continuité ; une de mes amies brandit un cahier sur lequel elle tient la liste des mots qu’elle-même ne veut plus entendre.
Parfois je vois les yeux de mes amies pivoter vers la gauche, vers leur télévision allumée hors champ, et je m’aperçois que je n’ai pas d’images de la pandémie, à part celles que Le Monde met en une sur son site et que j’aperçois donc chaque matin ou presque. Un brancard, une rue déserte, je ne me rappelle pas les autres. Je vis le film catastrophe sans image, et ma bande son aussi est hors sujet. C’est vraiment comme dans L’éternité n’est pas si longue ; y compris dans les rapports humains, qui virent à l’incompréhension et au chaos. Désormais, le chaos est à Socorro tout autant qu’au dehors ; des chaos gigognes. Je suis sûre qu’il en serait autrement sans les interdictions absurdes que j’évoque plus haut – Rendons-les fous s’ils ne succombent pas au virus.
JC+9
Tous les jours, je vais voir sur Google Maps si la tectonique des plaques n’a pas joué en ma faveur nuitamment, rapprochant de ma porte les terrils, les lapins, les ruisseaux. Non.
Je me dis qu’au pire, je peux aller près de la faculté des sciences Jean Perrin (les anciens Grands Bureaux des Mines) contempler cette fresque pastorale que j’aime tant, au point que je fantasme parfois de démonter le mur (il est long d’une centaine de mètres) pour le mettre en lieu sûr avant qu’un urbaniste ne le livre aux graffeurs à la mode et que l’on y trouve les mêmes BD murales aux couleurs primaires et régressives que sous le pont Césarine.
La première fois que je la lui ai montrée, M. s’est étonnée ; elle a voulu savoir ce que je trouvais à cette fresque. J’ai parlé du côté suranné, qui me touche infiniment plus que le graff contemporain. Et quelques jours plus tard, je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose, et qu’elle me rappelle une toile accrochée dans la salle à manger de mes grands-parents.
Ou peut-être les urbanistes ont-ils d’autres priorités, peut-être, si je survis au Covid-19, verrai-je ces paysages de béton s’éroder naturellement comme ils le font sur le trottoir d’en face.
J’essaie d’imaginer les lieux qui me manquent désertés par les humains ; comme ils doivent être paisibles, comme les animaux doivent être détendus, comme la musique du vent dans les arbres doit être envoûtante – dans mon jardin, déjà, le bruissement de Carol-Anne évoque plus que jamais le flux et le reflux du Pacifique, en l’absence de tout bruit parasite – au point que je choisis spontanément d’écouter Sunergy de Kaitlyn Aurelia Smith et Suzanne Ciani, en remontant à mon bureau après le déjeuner : je me rends compte au moment où j’écris ces lignes que, ce faisant, je prolonge inconsciemment l’expérience du jardin pacifique.
C’est une consolation pour moi que d’imaginer la nature heureuse en notre absence, mais soudain ma connaissance de l’espèce humaine me fait tressaillir, et je suis prête à parier que des immondices profitent de la circonstance pour chasser en toute impunité, les forces de l’ordre étant occupées ailleurs. J’espère de tout cœur être parano.
Aujourd’hui, j’ai décidé de boycotter le stade Léo Lagrange : ras le bol.
J’ai trouvé ! C’est légal, si l’on considère que l’on parle d’un kilomètre à vol d’oiseau. Ni terril ni ruisseau ici mais zéro humain non plus, c’est déjà bien, et quand j’ai surgi dans la clairière, des lapins ont bondi de toutes parts. J’en aurais pleuré de gratitude si je n’évitais tout contexte qui m’oblige à me moucher (trop douloureux).
Quand on traverse Lens déserte, on pourrait croire que ses habitants respectent les consignes
(Je n’aurais jamais pensé voir un jour le pont Césarine sans circulation.)
mais manifestement, la vie continue de battre son plein quand la police et moi avons le dos tourné : on semble toujours avoir hot fun dans ces rues que je vois pourtant toujours désertes
et on poursuit les orgies en plein air (l’avenir du plastique n’est pas en danger),
même si des poètes invitent à rester chez soi – ils ont un petit problème avec le doublement de consonnes mais l’esentiel, c’est le contennu.
Avant le confinement, j’étais fière de ne plus boire qu’un verre de temps en temps, de pouvoir enchaîner quatre soirées infusion sans frustration – mieux, sans même y penser. Depuis le confinement, l’apéro est devenu un rassurant repère dans un quotidien disloqué. Il faudra reprendre le sevrage à zéro, quand le confinement sera terminé.
Ce soir, alors que sonne l’heure de déboucher le vin, la journée change brutalement de thématique. Quelles étaient les probabilités pour que, sur un foyer de cinq confinés, à deux jours d’écart, trois personnes soient amenées à passer des heures dans un service d’urgences pour des raisons extérieures à la pandémie ? Pour que des pompiers passent une vingtaine de minutes dans mon salon avant d’emmener dans leur camion une maman et son lycéen pâmé, faire des examens complémentaires dans un hôpital en temps de guerre (avec porte-avions) ? Par chance, le coronavirus est plus discipliné que ne le fut en son temps le nuage de Tchernobyl, me dit-on, et ne se glisse pas subrepticement dans l’aile du bâtiment qui ne lui est pas dévolue. Si nous sortons de cette aventure indemnes et en bons termes, mes co-confinés et moi, nous pourrons en rire : Quelle super pioche !
Et je n’ai presque plus de Temesta.
JC+8
Tous les jours de la vie, je me réveille avec des images de lieux, et quand j’en ai la possibilité (89% du temps), c’est là que je vais, ce jour-là – à pied, à vélo ou en TER. Ce matin, je parle à Dame Sam dans la salle de bains, quand je fais pipi en regardant par la fenêtre les branches de Carol-Anne se détacher immobiles sur le bleu uniforme, majestueuses et dorées, je dis C’est un temps à filer sur Mon Bolide vers la campagne, vers Annoeulin, Allennes-les-Marais, Gondecourt, et toi tu serais dans un panier fixé au guidon, le poil dans le vent de la vitesse, et on ferait un pique-nique près de Don, au bord du canal, avec les lapins et les oiseaux d’eau. On irait ici
et là
(Mon image du bonheur, de début mars à fin août – en l’absence de chasseurs.)
Quand on ne regarde pas la télé, que l’on se contente des grandes lignes à la une du Monde, le matin, et que l’on vit à Lens, on finit par oublier. Lens a juste l’air d’un dimanche de mois d’août. Dans les magasins, je ne sais pas, je n’y vais pas. Dans ces conditions, j’oublie souvent pourquoi je dois laisser les images des lieux que j’aime éclater dans mon cerveau comme du pop corn sans pouvoir y goûter. J’étudie une vue satellite, promène le curseur de l’option « mesurer une distance » à un kilomètre autour de ma maison. Je cherche des plans d’eau et des chemins boisés accessibles sans risque d’amende. Je cherche le moyen de rester saine d’esprit.
Il y a deux espèces (running gag) : il y a les gens qui ont besoin de mouvement et il y a les autres. Aucun de mes voisins n’a mis un pied dehors depuis le début du confinement.
(Dans les maisons d’en face, pas un frémissement de vie sinon celui des arbres en fleurs.)
(Inscription sur un mur du stade Léo Lagrange.)
J’aimerais pouvoir acheter au marché noir leurs heures et leurs kilomètres. J’irais d’abord aux Garennes, voir les lapins bondir sur le terril fumant, écouter chanter la Souchez. J’irais ici
et là
Je tiendrais la main de mon amour, je regarderais à la dérobée son magnifique sourire et je serais la femme la plus heureuse du monde.
Au lieu de quoi je vais courir dans un rayon d’un kilomètre autour de Socorro avec mon nez cassé. Ce n’est pas pratique, un nez cassé : on ne peut pas se moucher, les lunettes de soleil font mal et on doit incliner la tête d’une manière peu naturelle pour embrasser l’amour de sa vie.
Je ne voudrais pas crever sans avoir revu certains lieux, comme ceux ci-dessus et quelques centaines d’autres, des lieux sans prétention où je ne croise presque jamais personne. Cet après-midi, je cours à Sallaumines quand, apercevant un piéton une centaine de mètres plus haut, je change de trottoir ; je m’aperçois qu’en ceci, je ne change en rien mes habitudes. J’ai toujours fait ça, j’ai toujours couru dans des lieux déserts, que ce soit en ville, à la campagne ou dans les arrière-mondes, j’ai un talent inné pour trouver les lieux les moins fréquentés – c’est comme un bâton de sourcier intégré -, j’ai toujours traversé pour éviter de croiser quelqu’un sur un trottoir ou un chemin, j’ai toujours vécu comme si autrui était pestiféré. Je me sens pleinement en vie dans des lieux comme ça,
Des gens (de moins en moins nombreux) me racontent au téléphone ce que nos congénères (et parfois eux-mêmes) font pour se rendre utiles, à défaut d’être sur le terrain – leur notion du terrain en question étant fluctuante, tandis que j’ai ma petite idée sur celle d’utilité. Si j’en avais le courage et le temps, je lancerais une rubrique intitulée Dire qu’ils auraient pu s’en sortir, dans laquelle je recenserais toutes les initiatives par lesquelles des humanistes à la feel good attitude, en temps de pandémie, mettent les autres en danger en essayant de se rendre utiles.
Je leur dédie à tou.te.s cette chanson de Jenny Hval, qui parle du virus qu’est notre espèce, The Practice of Love :
« I have to accept that I’m part of this human ecosystem, um, but I’m not the princess and I’m not the main character. Because I feel like maybe the main characters are the people that have kids because they literally keep the virus going. But, um, I’m like, I thought, maybe I’m the talking tree, or, like, maybe I’m the witch, or maybe I’m a supporting character, and that’s a hard thing for my ego to take, ’cause I wanna be the star of the human story, but I’m not. I’m like, I’m someone that is in the background in regards to survival ’cause I’m not directly supporting survival, I’m just, I’m supporting it in a very abstract way, and possibly not supporting it.
« Possibly not supporting it, antagonist?
« I’m, I could be an antagonist but antagonists are imperative for a virus to survive because it makes it stronger »
Mon amour et ses enfants étaient censés venir chez moi pendant les vacances d’été. Peut-être auront-ils tout juste le temps de passer chez eux, à Paris, remplacer leurs affaires d’hiver par les affaires d’été dans leurs valises. Pour l’instant, j’ai l’impression d’être devenue en un clin d’œil une mère de famille nombreuse (ou presque). Je cuisine pour cinq (quatre depuis hier). Je suis ravie quand notre lycéen dit que c’est grave bon. Mon petit salé aux lentilles végétal et mes spaghettis bolognaise végétales (aux protéines de soja texturisées) ont eu leur petit succès ; je ferme la porte de la cuisine inondée de soleil, je mets mon tablier, allume la radio sur France Musique et son programme de rediffusions, j’émince, je fredonne, l’huile d’olive grésille, je me dis, Tiens, et si j’ajoutais un peu d’échalote ?
Notre étudiante manque aux interactions, elle manque à l’équilibre de notre organisation spatiale, elle nous manque.
JC+7
Cette nuit, je faisais des courses au supermarché quand je m’apercevais que les quelques autres fantômes masqués qui, quelques instants plus tôt, glissaient en silence dans les rayons, avaient laissé leurs caddies en plan pour évacuer les lieux. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait, j’avais encore raté les instructions (l’histoire de ma vie – je l’aime bien comme ça). Puis un cyclone emportait le toit de ma maison, ce n’était pas son vrai toit aux multiples degrés mais un toit à quatre pans, pyramidal. Il allait se poser plus loin, intact, comme un tipi ; des gens vivaient dessous. Ensuite, je prenais un train, je faisais pipi au moment où il s’arrêtait en gare d’Arras, c’était là que nous devions changer alors mon amour et mes meilleures amies descendaient, puis le train repartait avec moi à son bord, dans les toilettes. Mon inconscient ne s’est pas foulé.
Après m’être assené trois coups de poing dans la figure dès le réveil, dont un m’a peut-être cassé le nez (c’est en tout cas très douloureux), je prends un calmant. Je n’ai plus le droit de courir dans la nature. Je n’ai plus le droit de marcher en tenant la main de mon amour. Maintenant j’ai seulement droit à ça.
(Centre de Lens, cet après-midi.)
C’est maintenant que je deviens dangereuse. Maintenant que, après avoir essuyé les moqueries, le mépris et l’agressivité des sceptiques pour appliquer avant la lettre les consignes de sécurité, après avoir été Madame Prudence (dite alarmiste), je deviens dangereuse pour moi-même et pour autrui. Cette situation est d’une injustice que je ne pourrais exorciser qu’en allant courir dans la nature mais c’est précisément ce qui m’est interdit. Alors je vais exploser. Ce ne sera pas beau à voir.
(Par chance, il y a la caserne des pompiers à cent mètres de chez moi, rue Raoul Briquet – no kidding.)
Panique à Socorro : pour des raisons indépendantes du coronavirus, notre étudiante doit se rendre au CHR de Lille. Je lui ai donné un masque et des gants. Nous attendons de ses nouvelles en essayant d’imaginer comment ça se passe, là-bas, à quoi ça ressemble. Nous espérons qu’elle rentrera ce soir, rassurée.
Notre lycéen a un devoir à rendre dans deux heures, notre collégienne fait du sport dans le jardin, mon amour me fait une nouvelle coupe. Il y a un trou derrière mais qui s’en soucie ? surtout en temps de confinement. Ma voisine nous dit, par-dessus le grillage, que c’est le moment idéal pour se raser le crâne ; je ne lui explique pas que c’est ma coupe habituelle, elle finira bien par s’en rendre compte. Pour l’instant, ce n’est rasé que sur les côté (+ trou derrière) ; je considère en effet que c’est le contexte rêvé pour expérimenter des fantaisies capillaires.
Après ça, je vais courir une heure dans un rayon d’un kilomètre de chez moi, ça me permet de voir Danny (qui, par chance, ne me boude plus) mais pas Carrie, ni mon paradis de terril 94. Les directives m’obligent à croiser, au stade Léo Lagrange près de chez moi, plus d’individus que je n’en aurais aperçu de très loin sur mon itinéraire habituel devenu illégal.
(Mêlée, au stade Léo Lagrange.)
Cette directive est définitivement ridicule et contre-productive. Par ailleurs, je ne comprends pas les sportifs. Je ne comprends pas qu’on puisse courir autour d’un terrain, c’est comme à la piscine : on se fait chier, chier, chier.
(Entrée de l’autoroute, devant le stade Léo Lagrange.)
Alors je décide d’inventer des chorégraphies, sur chaque morceau que j’écoute, et je suis essoufflée comme jamais, ma nouvelle coupe ruisselle.
(Là, je dansais sur le morceau de Carter Tutti Void ci-dessous.)
Notre étudiante a passé la journée au CHR ; elle ne rentre pas ce soir. Notre collégienne dit qu’elle lui laisse la dernière barquette au chocolat dans le paquet. L’ambiance est un peu morose. J’apprends à mes compagnons de confinement les règles de la belote. On n’est pas au tarot, ici, dis-je parfois – je ne suis plus la seule désormais à penser que ça n’a rien à voir. Ma meilleure amie vient aux nouvelles par SMS et me met face à mes responsabilités. Nous arrêtons la belote, déconfits.
Parfois, pour réussir à rire, je regarde cette image dont s’est servi la musicienne Sue Zuki pour illustrer l’une de ses émissions sur NTS (06-03-19, musique expérimentale et dark ambient) ; j’ignore où elle-même l’a trouvée. Pour l’instant, ça marche à chaque fois. J’essaie de rire jusqu’à ce que ça me fasse comme un massage dans le ventre.
J’essaie de lire mais je dois me rappeler toutes les deux lignes que les personnages du roman ne sont pas concernés par les mesures de confinement. Je dois constamment rajuster mon esprit à leur réalité. Je ne comprends pas ce qu’est leur problème : ils peuvent circuler librement, eux. Qu’ils fassent de la merde avec cette liberté, je m’en tamponne. La liberté de mouvement m’apparaît comme la seule chose vraiment importante en cette vie. Je n’ai jamais aussi peu lu.
JC+6
À quelle heure tu t’es levée, ce matin, Antique ? ai-je demandé samedi soir, pendant l’apéro Skype. À 5h55, a-t-elle répondu : pour aller marcher tant qu’il n’y a personne dans les rues. Nous avons tous ri, mais je dois avouer que s’il y a des proches pour lesquels je ne m’inquiète pas, c’est bien mes meilleures amies. Elles font leurs courses au drive et les entreposent plusieurs jours dans leur garage, devenu un sas de décontamination. Elles laissent leurs chaussures dehors, devant la porte de la maison, à leur retour de promenade. L’une des deux sort avec des gants, un masque et un bonnet, prend une douche en rentrant. Avant même le confinement, nous ne nous étions pas fait la bise depuis trois semaines.
Dans leur ville, une ville moyenne de la métropole lilloise, les cambriolages de maisons et de véhicules se multiplient (douze voitures fracturées en une seule nuit et dans une seule rue, la semaine dernière). Antique dit que la vie continue pour les toxicomanes, et qu’ils doivent bien trouver du liquide ; quand tout le monde reste chez soi, les voitures sont une des rares sources d’approvisionnement qui subsistent. Dans le bassin minier, la délinquance prend d’autres formes. Hier, nous avons entendu un vrombissement enfler avant que quatre quads ne surgissent dans notre champ visuel, bondissant au sommet d’un pont comme une meute de chiens sauvages. Ici, quand on contrevient à la loi, c’est juste pour avoir beaucoup fun.
Ce matin, j’ai vu un couple de jeunes gens sur de minuscules mobylettes (ça doit avoir un nom mais je l’ignore) descendre l’escalier qui mène à l’observatoire des oiseaux ; la fille a mis le pied à terre et, fièrement campée près de son jouet à roulettes, a regardé d’un œil vide son petit ami qui roulait en pétaradant dans la raquette de béton, faisant fuir les canards, cygnes et mouettes qui se prélassaient au soleil. Un adulte prognathe sur une draisienne. J’ai tué les deux abrutis d’un regard dans la tête. C’étaient deux des cinq êtres humains que j’ai aperçus ce matin ; parfois, cinq c’est déjà trop. Ce n’est pas parce que l’espèce humaine est menacée que j’ai soudain plus d’affection pour elle : ça reste une espèce stupide, nocive et répugnante. Dans les grandes crises qu’elle traverse, l’espèce rappelle l’étendue et la diversité de sa connerie. Et dans le monde que tous aiment appeler le monde d’après (tout le monde aimant les mêmes choses, comme applaudir à 20h – je vomis les initiatives creuses à l’ère des concepts de com et je vomis le grégarisme), dans ce monde-là, il y aura encore moins d’humains autour de moi, je m’en fais la promesse.
(Ce que j’appelle l’observatoire des oiseaux.)
Aujourd’hui, le parc de la jeune athlète (la Sarah du Sel de tes yeux) est fermé. Il ne l’était pas encore hier.
Par chance, celui de Carrie ne l’est pas, je serais triste de ne pas pouvoir lui rendre visite : nous nous sommes beaucoup rapprochées, ces dernières semaines et je ne manque jamais d’esquisser quelques pas de danse avec elle quand je longe son étang.
(Mon amour avoue que Carrie est très photogénique.)
Ce matin, Danny me boudait ; son voisin le fermier avait abandonné sa charrue pour désherber son champ à la main. Il évoque en ceci les gens qui disent tondre leur pelouse au ciseau pour tuer le temps – c’était la méthode de mon amour bien avant le confinement, elle le faisait dans son jardin quand je l’ai connue, il y a deux ans (je tombe amoureuse d’elle plusieurs fois par jour).
Oh que la nature est belle, gelée dans cette lumière tranchante.
On y trouve de nouveaux fruits, mais bientôt le vent les emportera et, un jour prochain, on les retrouvera sur le sixième continent. Parmi les sacs plastique, les traces d’une lutte que l’espèce humaine aura menée contre son ennemi le coronavirus.
(Masque, sur le chemin de halage – le canal est juste à gauche, derrière la haie.)
(Des gants dans un parc d’activité – on en voit partout, ici : les gants bleus ou blancs sont les nouveaux Capri Sun.)
Mon amour s’excuse constamment de perdre de ses magnifiques cheveux partout. Mais moi, j’aime ses cheveux, ça ne me dérange pas qu’ils soient partout. Et puis, est-ce que Dame Sam s’excuse de perdre ses poils ? Et Carol-Anne ses brindilles ? J’aimerais voir ça.
(Je ramasse un tas de brindilles chaque jour de vent : c’est très beau.)
Nous travaillons bien aujourd’hui, si bien que mon amour et moi ne quittons pas notre bureau de l’après-midi. Nous travaillons jusqu’à l’heure de l’apéro puis c’est l’apéro sans que nous soyons sorties : pas de promenade vespérale à un mètre de distance pour nous aujourd’hui – vivement demain… Notre étudiante, qui sirote sa grenadine, dit avoir vu dans le jardin de mes voisins une buse tuer un oiseau puis l’emporter. Ce matin, j’ai ouvert la fenêtre de la cuisine pour engueuler un des innombrables chats sauvages du quartier, qui avait sauté (heureusement, sans succès) sur une tourterelle. Je veux que tout le monde puisse vivre en paix ici, c’est bien clair ? Même les gendarmes (uniquement ceux à carapace rouge et noire).
Nous sommes en plein tarot du soir (j’ai gagné toutes les parties, au fait) quand un message de ma mère m’apprend que désormais, je ne pourrai plus aller courir dans mon paradis désert mais serai obligée de courir bêtement en cercles autour du stade sis à moins d’un kilomètre de chez moi, et d’y croiser des joggeurs et des chiens promenant leurs humains. Je comprends l’utilité de telles mesures dans les grandes villes mais elles s’appliquent ici en dépit du bon sens. Devons-nous être punis sous prétexte que des gens ont fait le choix de s’empiler dans des villes à densité de population explosive ? L’absurdité de la situation est telle que je perds pied. Je fais une grosse crise d’angoisse, menace de me claquer la tête contre les murs.
Je passe une nuit de merde.