Cette nuit, je faisais des courses au supermarché quand je m’apercevais que les quelques autres fantômes masqués qui, quelques instants plus tôt, glissaient en silence dans les rayons, avaient laissé leurs caddies en plan pour évacuer les lieux. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait, j’avais encore raté les instructions (l’histoire de ma vie – je l’aime bien comme ça). Puis un cyclone emportait le toit de ma maison, ce n’était pas son vrai toit aux multiples degrés mais un toit à quatre pans, pyramidal. Il allait se poser plus loin, intact, comme un tipi ; des gens vivaient dessous. Ensuite, je prenais un train, je faisais pipi au moment où il s’arrêtait en gare d’Arras, c’était là que nous devions changer alors mon amour et mes meilleures amies descendaient, puis le train repartait avec moi à son bord, dans les toilettes. Mon inconscient ne s’est pas foulé.
Après m’être assené trois coups de poing dans la figure dès le réveil, dont un m’a peut-être cassé le nez (c’est en tout cas très douloureux), je prends un calmant. Je n’ai plus le droit de courir dans la nature. Je n’ai plus le droit de marcher en tenant la main de mon amour. Maintenant j’ai seulement droit à ça.
(Centre de Lens, cet après-midi.)
C’est maintenant que je deviens dangereuse. Maintenant que, après avoir essuyé les moqueries, le mépris et l’agressivité des sceptiques pour appliquer avant la lettre les consignes de sécurité, après avoir été Madame Prudence (dite alarmiste), je deviens dangereuse pour moi-même et pour autrui. Cette situation est d’une injustice que je ne pourrais exorciser qu’en allant courir dans la nature mais c’est précisément ce qui m’est interdit. Alors je vais exploser. Ce ne sera pas beau à voir.
(Par chance, il y a la caserne des pompiers à cent mètres de chez moi, rue Raoul Briquet – no kidding.)
Panique à Socorro : pour des raisons indépendantes du coronavirus, notre étudiante doit se rendre au CHR de Lille. Je lui ai donné un masque et des gants. Nous attendons de ses nouvelles en essayant d’imaginer comment ça se passe, là-bas, à quoi ça ressemble. Nous espérons qu’elle rentrera ce soir, rassurée.
Notre lycéen a un devoir à rendre dans deux heures, notre collégienne fait du sport dans le jardin, mon amour me fait une nouvelle coupe. Il y a un trou derrière mais qui s’en soucie ? surtout en temps de confinement. Ma voisine nous dit, par-dessus le grillage, que c’est le moment idéal pour se raser le crâne ; je ne lui explique pas que c’est ma coupe habituelle, elle finira bien par s’en rendre compte. Pour l’instant, ce n’est rasé que sur les côté (+ trou derrière) ; je considère en effet que c’est le contexte rêvé pour expérimenter des fantaisies capillaires.
Après ça, je vais courir une heure dans un rayon d’un kilomètre de chez moi, ça me permet de voir Danny (qui, par chance, ne me boude plus) mais pas Carrie, ni mon paradis de terril 94. Les directives m’obligent à croiser, au stade Léo Lagrange près de chez moi, plus d’individus que je n’en aurais aperçu de très loin sur mon itinéraire habituel devenu illégal.
(Mêlée, au stade Léo Lagrange.)
Cette directive est définitivement ridicule et contre-productive. Par ailleurs, je ne comprends pas les sportifs. Je ne comprends pas qu’on puisse courir autour d’un terrain, c’est comme à la piscine : on se fait chier, chier, chier.
(Entrée de l’autoroute, devant le stade Léo Lagrange.)
Alors je décide d’inventer des chorégraphies, sur chaque morceau que j’écoute, et je suis essoufflée comme jamais, ma nouvelle coupe ruisselle.
(Là, je dansais sur le morceau de Carter Tutti Void ci-dessous.)
Notre étudiante a passé la journée au CHR ; elle ne rentre pas ce soir. Notre collégienne dit qu’elle lui laisse la dernière barquette au chocolat dans le paquet. L’ambiance est un peu morose. J’apprends à mes compagnons de confinement les règles de la belote. On n’est pas au tarot, ici, dis-je parfois – je ne suis plus la seule désormais à penser que ça n’a rien à voir. Ma meilleure amie vient aux nouvelles par SMS et me met face à mes responsabilités. Nous arrêtons la belote, déconfits.
Parfois, pour réussir à rire, je regarde cette image dont s’est servi la musicienne Sue Zuki pour illustrer l’une de ses émissions sur NTS (06-03-19, musique expérimentale et dark ambient) ; j’ignore où elle-même l’a trouvée. Pour l’instant, ça marche à chaque fois. J’essaie de rire jusqu’à ce que ça me fasse comme un massage dans le ventre.
J’essaie de lire mais je dois me rappeler toutes les deux lignes que les personnages du roman ne sont pas concernés par les mesures de confinement. Je dois constamment rajuster mon esprit à leur réalité. Je ne comprends pas ce qu’est leur problème : ils peuvent circuler librement, eux. Qu’ils fassent de la merde avec cette liberté, je m’en tamponne. La liberté de mouvement m’apparaît comme la seule chose vraiment importante en cette vie. Je n’ai jamais aussi peu lu.