À quelle heure tu t’es levée, ce matin, Antique ? ai-je demandé samedi soir, pendant l’apéro Skype. À 5h55, a-t-elle répondu : pour aller marcher tant qu’il n’y a personne dans les rues. Nous avons tous ri, mais je dois avouer que s’il y a des proches pour lesquels je ne m’inquiète pas, c’est bien mes meilleures amies. Elles font leurs courses au drive et les entreposent plusieurs jours dans leur garage, devenu un sas de décontamination. Elles laissent leurs chaussures dehors, devant la porte de la maison, à leur retour de promenade. L’une des deux sort avec des gants, un masque et un bonnet, prend une douche en rentrant. Avant même le confinement, nous ne nous étions pas fait la bise depuis trois semaines.
Dans leur ville, une ville moyenne de la métropole lilloise, les cambriolages de maisons et de véhicules se multiplient (douze voitures fracturées en une seule nuit et dans une seule rue, la semaine dernière). Antique dit que la vie continue pour les toxicomanes, et qu’ils doivent bien trouver du liquide ; quand tout le monde reste chez soi, les voitures sont une des rares sources d’approvisionnement qui subsistent. Dans le bassin minier, la délinquance prend d’autres formes. Hier, nous avons entendu un vrombissement enfler avant que quatre quads ne surgissent dans notre champ visuel, bondissant au sommet d’un pont comme une meute de chiens sauvages. Ici, quand on contrevient à la loi, c’est juste pour avoir beaucoup fun.
Ce matin, j’ai vu un couple de jeunes gens sur de minuscules mobylettes (ça doit avoir un nom mais je l’ignore) descendre l’escalier qui mène à l’observatoire des oiseaux ; la fille a mis le pied à terre et, fièrement campée près de son jouet à roulettes, a regardé d’un œil vide son petit ami qui roulait en pétaradant dans la raquette de béton, faisant fuir les canards, cygnes et mouettes qui se prélassaient au soleil. Un adulte prognathe sur une draisienne. J’ai tué les deux abrutis d’un regard dans la tête. C’étaient deux des cinq êtres humains que j’ai aperçus ce matin ; parfois, cinq c’est déjà trop. Ce n’est pas parce que l’espèce humaine est menacée que j’ai soudain plus d’affection pour elle : ça reste une espèce stupide, nocive et répugnante. Dans les grandes crises qu’elle traverse, l’espèce rappelle l’étendue et la diversité de sa connerie. Et dans le monde que tous aiment appeler le monde d’après (tout le monde aimant les mêmes choses, comme applaudir à 20h – je vomis les initiatives creuses à l’ère des concepts de com et je vomis le grégarisme), dans ce monde-là, il y aura encore moins d’humains autour de moi, je m’en fais la promesse.
(Ce que j’appelle l’observatoire des oiseaux.)
Aujourd’hui, le parc de la jeune athlète (la Sarah du Sel de tes yeux) est fermé. Il ne l’était pas encore hier.
Par chance, celui de Carrie ne l’est pas, je serais triste de ne pas pouvoir lui rendre visite : nous nous sommes beaucoup rapprochées, ces dernières semaines et je ne manque jamais d’esquisser quelques pas de danse avec elle quand je longe son étang.
(Mon amour avoue que Carrie est très photogénique.)
Ce matin, Danny me boudait ; son voisin le fermier avait abandonné sa charrue pour désherber son champ à la main. Il évoque en ceci les gens qui disent tondre leur pelouse au ciseau pour tuer le temps – c’était la méthode de mon amour bien avant le confinement, elle le faisait dans son jardin quand je l’ai connue, il y a deux ans (je tombe amoureuse d’elle plusieurs fois par jour).
Oh que la nature est belle, gelée dans cette lumière tranchante.
On y trouve de nouveaux fruits, mais bientôt le vent les emportera et, un jour prochain, on les retrouvera sur le sixième continent. Parmi les sacs plastique, les traces d’une lutte que l’espèce humaine aura menée contre son ennemi le coronavirus.
(Masque, sur le chemin de halage – le canal est juste à gauche, derrière la haie.)
(Des gants dans un parc d’activité – on en voit partout, ici : les gants bleus ou blancs sont les nouveaux Capri Sun.)
Mon amour s’excuse constamment de perdre de ses magnifiques cheveux partout. Mais moi, j’aime ses cheveux, ça ne me dérange pas qu’ils soient partout. Et puis, est-ce que Dame Sam s’excuse de perdre ses poils ? Et Carol-Anne ses brindilles ? J’aimerais voir ça.
(Je ramasse un tas de brindilles chaque jour de vent : c’est très beau.)
Nous travaillons bien aujourd’hui, si bien que mon amour et moi ne quittons pas notre bureau de l’après-midi. Nous travaillons jusqu’à l’heure de l’apéro puis c’est l’apéro sans que nous soyons sorties : pas de promenade vespérale à un mètre de distance pour nous aujourd’hui – vivement demain… Notre étudiante, qui sirote sa grenadine, dit avoir vu dans le jardin de mes voisins une buse tuer un oiseau puis l’emporter. Ce matin, j’ai ouvert la fenêtre de la cuisine pour engueuler un des innombrables chats sauvages du quartier, qui avait sauté (heureusement, sans succès) sur une tourterelle. Je veux que tout le monde puisse vivre en paix ici, c’est bien clair ? Même les gendarmes (uniquement ceux à carapace rouge et noire).
Nous sommes en plein tarot du soir (j’ai gagné toutes les parties, au fait) quand un message de ma mère m’apprend que désormais, je ne pourrai plus aller courir dans mon paradis désert mais serai obligée de courir bêtement en cercles autour du stade sis à moins d’un kilomètre de chez moi, et d’y croiser des joggeurs et des chiens promenant leurs humains. Je comprends l’utilité de telles mesures dans les grandes villes mais elles s’appliquent ici en dépit du bon sens. Devons-nous être punis sous prétexte que des gens ont fait le choix de s’empiler dans des villes à densité de population explosive ? L’absurdité de la situation est telle que je perds pied. Je fais une grosse crise d’angoisse, menace de me claquer la tête contre les murs.
Je passe une nuit de merde.