Nos tasses d’emprunt

Dans La geste permanente de Gentil-Coeur, écrite en 2019, j’évoque ma relation avec une femme et les nombreuses virées que nous aimions faire ensemble, de Maubeuge à Charleroi, de Comines à Rotterdam, visitant volontiers des villes classées parmi les plus laides d’Europe mais que nous trouvions fascinantes, explorant des sites désaffectés, des usines en ruine, des voies ferrées condamnées, notant les frites locales, buvant une Duvel avant de reprendre notre errance, puis de rentrer à Lille à la nuit tombée – nous étions presque voisines, nous vivions de part et d’autre de la place Vanhoenacker.

Je parle encore d’elle dans La plus petite subdivision, dans un poème écrit en 2022, intitulé Tasses d’emprunt en référence à une merveilleuse chanson de Cate Lebon, Home to you, dans laquelle elle chante

If we meet
And we drink from borrowed cups
You read the room to me
All the changing of the light is torture

Stéphanie avait survécu en 2017 à un cancer de stade 4, les médecins la disaient miraculée, ce qui la rendait « fière comme une crotte » – selon une de ses expressions favorites. Je l’espérais heureuse, même si je ne la voyais plus depuis que j’avais quitté Lille. Elle est l’une des rares personnes que je ne regrette jamais d’avoir aimées. Elle était généreuse, extraordinairement drôle et d’une rare force morale.

Je n’arrive pas à croire qu’elle ait perdu la vie la semaine dernière, cette vie pour laquelle elle était si douée, je n’arrive pas à croire que le cancer ait fini par la terrasser. Depuis sa disparition, des centaines de souvenirs me reviennent constamment sans que je cherche à les convoquer ; presque tous sont lumineux, amusants ou émouvants.

Stéphanie était une artiste singulière, incapable de « se vendre », qui disait que son talent serait reconnu après sa mort. Parce que je sais que c’était important pour elle, je lui souhaite que cette reconnaissance arrive et que ses sculptures fragiles, bricolées avec « des matières de rencontre » et un trésor de minutie, soient exposées plus souvent qu’elles ne l’ont été de son vivant.

Au revoir, Stéphanie. Je suis heureuse d’avoir connu ta planète fantasque et colorée. J’espère que ton bathyscaphe est aussi abracadabrant que tes sculptures et qu’à son bord, tu verras les plus belles méduses de l’espace intersidéral.