Pour la première fois depuis deux semaines, je me suis réveillée sans mon amour auprès de moi : elle veillait son lycéen pâmé au rez-de-jardin. Suivant mes consignes, ils avaient passé tous leurs vêtements à la machine dès leur retour des urgences, laissé leurs manteaux dehors. Pour ma part, j’avais désinfecté le salon à l’eau de Javel pour que notre collégienne puisse y dormir – elle a peur de rester seule en bas depuis que j’ai mentionné le caractère inéluctable des cambriolages. Je m’étais endormie en écoutant les programmes de la nuit sur France Musique, après avoir fini deux livres d’affilée, Dame Sam blottie contre moi. Notre collégienne dormait en-dessous sur le canapé. La mère et son fils en dessous sur des matelas pneumatiques. Polty jouait à Eennie Meenie Miney Moe (il est anglais : pic nic douille, très peu pour lui).
Aujourd’hui, c’est le jour que j’attendais depuis des semaines, avec chaque jour un peu plus d’impatience : le nouvel album de Cucina Povera, Tyyni, est enfin paru. Au tout début du confinement, mon amour me disait, Tu es sûre que la sortie ne va pas être reportée ?
(Maria Rossi, aka Cucina Povera. Je ne sais pas de qui est la photo.)
C’est un magnifique album, où l’on retrouve la beauté fantomatique de l’univers que tisse Maria Rossi depuis ses débuts, avec cette fois plus d’électronique, plus de couleurs – il n’est pas anodin que le graphisme noir et blanc des deux précédents LP ait laissé place à l’esquisse d’une palette. Difficile de choisir un titre parmi les huit merveilles que compte l’album. Ce sera celle-ci :
Quant à mon nez, il est jaune sale à tendance verdâtre d’un seul côté, bien qu’il soit intégralement douloureux.
J’enviais mes parents, qui vivent à un jet d’houille du 11/19, mais ma mère m’apprend au téléphone qu’il est fermé. 93,63 hectares de nature, fermés. Je m’aperçois ensuite en courant que le chemin de halage du canal de la Souchez l’est aussi. Dans les deux cas, nous sommes habituellement à une densité approximative de 0,3 promeneur au km². Soudain, je comprends : pour une fois, on veut assurer l’égalité des chances aux Français. Que n’y ai-je songé plus tôt ? Le coronavirus sévissant plus sévèrement dans les grandes villes, les gens qui ont fait le choix de vivre à proximité de / dans la nature doivent souffrir d’un handicap, eux aussi ! Il faut, par souci de solidarité, de décence, que les moins agglutinés d’entre nous deviennent fous, qu’ils suffoquent sans horizon, sans air et sans verdure comme s’ils vivaient dans une grande ville. De fait, c’est comme voir la source sans pouvoir l’atteindre quand on a soif soif soif.
Un garçon joue au ballon sur le seul ersatz de pelouse à sa disposition, un pan d’herbe à crottes au pied d’une résidence ; il fait rebondir son ballon sur un mur de la résidence. Comme on doit être bien, enfermé là-dedans, à entendre les vibrations du ballon dans les murs de son salon. Cependant, il faut bien que ce jeune homme ait une activité physique à moins d’un kilomètre de chez lui – on suppose qu’il préfèrerait l’exercer dans un cadre plus verdoyant, et l’on en trouve justement un à deux cents mètres de là, mais il est entouré de ruban plastifié comme une scène de crime.
Un succédané de nature pour moi aussi, aujourd’hui ; je feins de ne pas voir s’esquisser dans le lointain la silhouette d’un terril sur lequel je pourrais être en train de veiller à ma santé mentale désormais vacillante.
Ironiquement, il reste à 300 mètres de chez moi un chemin de halage accessible : celui de l’ancien canal de Lens, devenu sa rocade. Le nom est resté comme une gifle, une petite arrogance mesquine.
J’imagine un canal sous ce pont, des péniches, des canards, des poules d’eau, sans doute un couple de cygnes.
J’imagine ceci – il s’agit du chemin de halage qui mène de Pont-à-Vendin à Haubourdin, où il me tarde de pédaler sur Mon Bolide, ici sur une photo prise au printemps dernier.
Je revois les creux de verdure de part et d’autre du canal, les bois et les champs, je m’imagine lovée sur un tapis de mousse, fondue à la mousse tendre et odorante au pied des arbres, j’imagine que les lapins bondissent autour de moi sans crainte et que parfois un rayon de soleil parvient à percer la canopée, un instant je peux sentir sa chaleur sur ma nuque. Je fantasme la nature comme d’autres fantasment des vanités.
Je ne vois pas comment je pourrai rejoindre la communauté humaine après le confinement ; je me sens chaque jour un peu plus étrangère à ce qui l’anime, à ses enjeux, ses codes, ses modes d’interaction. Quand une notification sonore m’annonce l’arrivée d’un mail dans ma boîte de réception, j’ai des haut-le-cœur d’angoisse et de terreur ; encore un mail groupé dégoulinant émanant d’un poète et je mettrai les poètes sur ma liste d’ennemis personnels, juste en-dessous des chasseurs. Tout ce que je déteste chez les humains est étrangement exacerbé en cette période de confinement.
Ce soir, nous avons rendez-vous avec mes amies sur Skype. Je leur dis que certains mots me donnent des envies de meurtre, au premier rang desquels les mots solidarité, utile et continuité ; une de mes amies brandit un cahier sur lequel elle tient la liste des mots qu’elle-même ne veut plus entendre.
Parfois je vois les yeux de mes amies pivoter vers la gauche, vers leur télévision allumée hors champ, et je m’aperçois que je n’ai pas d’images de la pandémie, à part celles que Le Monde met en une sur son site et que j’aperçois donc chaque matin ou presque. Un brancard, une rue déserte, je ne me rappelle pas les autres. Je vis le film catastrophe sans image, et ma bande son aussi est hors sujet. C’est vraiment comme dans L’éternité n’est pas si longue ; y compris dans les rapports humains, qui virent à l’incompréhension et au chaos. Désormais, le chaos est à Socorro tout autant qu’au dehors ; des chaos gigognes. Je suis sûre qu’il en serait autrement sans les interdictions absurdes que j’évoque plus haut – Rendons-les fous s’ils ne succombent pas au virus.