Tous les jours de la vie, je me réveille avec des images de lieux, et quand j’en ai la possibilité (89% du temps), c’est là que je vais, ce jour-là – à pied, à vélo ou en TER. Ce matin, je parle à Dame Sam dans la salle de bains, quand je fais pipi en regardant par la fenêtre les branches de Carol-Anne se détacher immobiles sur le bleu uniforme, majestueuses et dorées, je dis C’est un temps à filer sur Mon Bolide vers la campagne, vers Annoeulin, Allennes-les-Marais, Gondecourt, et toi tu serais dans un panier fixé au guidon, le poil dans le vent de la vitesse, et on ferait un pique-nique près de Don, au bord du canal, avec les lapins et les oiseaux d’eau. On irait ici
et là
(Mon image du bonheur, de début mars à fin août – en l’absence de chasseurs.)
Quand on ne regarde pas la télé, que l’on se contente des grandes lignes à la une du Monde, le matin, et que l’on vit à Lens, on finit par oublier. Lens a juste l’air d’un dimanche de mois d’août. Dans les magasins, je ne sais pas, je n’y vais pas. Dans ces conditions, j’oublie souvent pourquoi je dois laisser les images des lieux que j’aime éclater dans mon cerveau comme du pop corn sans pouvoir y goûter. J’étudie une vue satellite, promène le curseur de l’option « mesurer une distance » à un kilomètre autour de ma maison. Je cherche des plans d’eau et des chemins boisés accessibles sans risque d’amende. Je cherche le moyen de rester saine d’esprit.
Il y a deux espèces (running gag) : il y a les gens qui ont besoin de mouvement et il y a les autres. Aucun de mes voisins n’a mis un pied dehors depuis le début du confinement.
(Dans les maisons d’en face, pas un frémissement de vie sinon celui des arbres en fleurs.)
(Inscription sur un mur du stade Léo Lagrange.)
J’aimerais pouvoir acheter au marché noir leurs heures et leurs kilomètres. J’irais d’abord aux Garennes, voir les lapins bondir sur le terril fumant, écouter chanter la Souchez. J’irais ici
et là
Je tiendrais la main de mon amour, je regarderais à la dérobée son magnifique sourire et je serais la femme la plus heureuse du monde.
Au lieu de quoi je vais courir dans un rayon d’un kilomètre autour de Socorro avec mon nez cassé. Ce n’est pas pratique, un nez cassé : on ne peut pas se moucher, les lunettes de soleil font mal et on doit incliner la tête d’une manière peu naturelle pour embrasser l’amour de sa vie.
Je ne voudrais pas crever sans avoir revu certains lieux, comme ceux ci-dessus et quelques centaines d’autres, des lieux sans prétention où je ne croise presque jamais personne. Cet après-midi, je cours à Sallaumines quand, apercevant un piéton une centaine de mètres plus haut, je change de trottoir ; je m’aperçois qu’en ceci, je ne change en rien mes habitudes. J’ai toujours fait ça, j’ai toujours couru dans des lieux déserts, que ce soit en ville, à la campagne ou dans les arrière-mondes, j’ai un talent inné pour trouver les lieux les moins fréquentés – c’est comme un bâton de sourcier intégré -, j’ai toujours traversé pour éviter de croiser quelqu’un sur un trottoir ou un chemin, j’ai toujours vécu comme si autrui était pestiféré. Je me sens pleinement en vie dans des lieux comme ça,
Des gens (de moins en moins nombreux) me racontent au téléphone ce que nos congénères (et parfois eux-mêmes) font pour se rendre utiles, à défaut d’être sur le terrain – leur notion du terrain en question étant fluctuante, tandis que j’ai ma petite idée sur celle d’utilité. Si j’en avais le courage et le temps, je lancerais une rubrique intitulée Dire qu’ils auraient pu s’en sortir, dans laquelle je recenserais toutes les initiatives par lesquelles des humanistes à la feel good attitude, en temps de pandémie, mettent les autres en danger en essayant de se rendre utiles.
Je leur dédie à tou.te.s cette chanson de Jenny Hval, qui parle du virus qu’est notre espèce, The Practice of Love :
« I have to accept that I’m part of this human ecosystem, um, but I’m not the princess and I’m not the main character. Because I feel like maybe the main characters are the people that have kids because they literally keep the virus going. But, um, I’m like, I thought, maybe I’m the talking tree, or, like, maybe I’m the witch, or maybe I’m a supporting character, and that’s a hard thing for my ego to take, ’cause I wanna be the star of the human story, but I’m not. I’m like, I’m someone that is in the background in regards to survival ’cause I’m not directly supporting survival, I’m just, I’m supporting it in a very abstract way, and possibly not supporting it.
« Possibly not supporting it, antagonist?
« I’m, I could be an antagonist but antagonists are imperative for a virus to survive because it makes it stronger »
Mon amour et ses enfants étaient censés venir chez moi pendant les vacances d’été. Peut-être auront-ils tout juste le temps de passer chez eux, à Paris, remplacer leurs affaires d’hiver par les affaires d’été dans leurs valises. Pour l’instant, j’ai l’impression d’être devenue en un clin d’œil une mère de famille nombreuse (ou presque). Je cuisine pour cinq (quatre depuis hier). Je suis ravie quand notre lycéen dit que c’est grave bon. Mon petit salé aux lentilles végétal et mes spaghettis bolognaise végétales (aux protéines de soja texturisées) ont eu leur petit succès ; je ferme la porte de la cuisine inondée de soleil, je mets mon tablier, allume la radio sur France Musique et son programme de rediffusions, j’émince, je fredonne, l’huile d’olive grésille, je me dis, Tiens, et si j’ajoutais un peu d’échalote ?
Notre étudiante manque aux interactions, elle manque à l’équilibre de notre organisation spatiale, elle nous manque.