JC+5

Une expérience cinématographique : courir dans une rue déserte en écoutant My Blue Heaven de Fats Domino.

Je me dis que moins il y aura d’humains dans l’espace public, plus il y aura d’animaux. Plus il y aura de rats. L’autre jour, j’ai croisé trois grands chiens blancs, qui  filaient côte à côte en direction du 11/19 ; j’ai réduit ma foulée jusqu’à marcher d’un pas mesuré, en évitant de les regarder, en retenant ma peur comme on retient son souffle, tourné au premier coin de rue et couru aussi vite que possible sans oser me retourner.

Plus la ville est vide, plus elle me paraît petite – une maquette. J’ai la même impression après un déménagement : un appartement, une maison me paraissent toujours plus étroits quand il sont vides, et je me demande alors comment tout ça – les meubles, les gens – pouvait être contenu dans un si petit contenant. La nature, à l’inverse, semble se déployer en notre absence, s’étirer au soleil.

(Photos non retouchées, je le jure.)

Et quand je dis en notre absence, je veux bien dire en l’absence d’humains, car les autres espèces lui réussissent bien, la marquent avec grâce et délicatesse.

En relisant ces paragraphes, soudain je me rappelle un poème que j’ai écrit en 2005 à Lambersart (paru onze ans plus tard dans Je respire discrètement par le nez) ; je l’avais un peu oublié, je le redécouvre avec perplexité :

« Je touche mes lèvres pour m’assurer que j’existe, je regarde la paume de mes mains, je bouge les doigts, taches d’encre, ces ongles auraient besoin d’être limés, autour d’eux des petits morceaux de peau se rebiffent : nous parlons bien de la même chose.

Au bois je ne croise personne, pas un joggeur, pas un cycliste. D’abord je trouve ce vide très excitant puis soudain j’ai peur de déranger. Car si le bois à cet instant n’existe que pour moi, l’instant d’avant il n’existait pour personne, juste pour lui-même. Les cours d’eau avaient cessé de clapoter pour s’allumer une cigarette, les arbres s’étaient étendus un moment, étirant leur tronc et faisant craquer leurs branches, ouh que c’est vieux, ouh que ça fait du bien, ouh, les canards se curaient le bec, les singes faisaient une belote.

En ville : un calme post-apocalyptique. Aujourd’hui les gens font les morts. Ils sont allongés sous leur divan, ils retiennent leur souffle, ils se pincent le nez pour ne pas éclater de rire. Je pédale si doucement que Gaspard n’émet aucun son.

Aujourd’hui j’ai parlé aux rares personnes qui n’étaient pas cachées avec une telle douceur qu’elles ont levé la tête de leur bureau, de leur guichet, de leur caisse pour me regarder, un peu perplexes, puis elles sont devenues toutes cotonneuses et souriantes. Elles m’ont souhaité des belles choses pour la fin de la journée, elles ont posé des mains sur mes épaules et mes avant-bras pour me raccompagner jusqu’à la porte. »

(Photo prise en mars 2005, au bois évoqué dans le texte – où l’on voit que les saisons ne sont plus ce qu’elles étaient.)

Au téléphone, des gens me disent se sentir inutiles depuis qu’ils ne peuvent plus se rendre au travail. Eux et moi ne vivons pas sur la même planète. Outre que je n’ai jamais eu l’arrogance de me croire utile, c’est contre mes principes. En temps de crise, et particulièrement de crise sanitaire, je m’efforce de ne pas me rendre encombrante, c’est déjà bien. Ils me racontent aussi ce qui se passe à la télé ou sur les réseaux sociaux. On me dit que, sur les réseaux sociaux, je pourrais faire du sport, on me conseille des applis ; je réponds « merci au revoir », selon l’expression de notre collégienne.

Il est important de garder un rythme et une discipline, me dit-on aussi, et ça m’amuse beaucoup : je travaille seule chez moi depuis plus de vingt ans, sans horaire ni collègue ni supérieur, sans même d’urgence, la plupart du temps. Certains jours, je ne vois pas un seul être humain. Pourtant, je me lève entre 6h30 et 7h30 tous les jours, me lave, assortis mes vêtements, et mon ombre à paupières à mes vêtements. Ici, en temps de confinement, aucun d’entre nous ne regarde de tuto pour rester digne pourtant personne ne traîne au lit, tout le monde est studieux tous les jours, dimanche inclus, les jeunes comme les vieilles : sommes-nous des monstres ?

Aujourd’hui, quel bonheur : je cours avec mon amour (à la distance requise par la loi, mètre en main), je danse avec mon amour (collées, on a le droit : à l’intérieur, c’est sans danger).

On fait un tarot, ce soir ? demande notre lycéen, et nous acquiesçons toutes. Je dois lire un poème pour une vidéo, dis-je, vous pourriez m’accompagner en musique ? Nous jouons dans la cave (clavier, guitare, kalimba), comme un groupe de rock, mon amour filme, Dame Sam miaule. On pourrait faire ça tous les jours ? demande notre lycéen. Pendant l’apéro, le soir, je demande si quelqu’un a lu les infos, aujourd’hui. Non, non, non et non : zéro sur cinq.