JC+12

J’évoquais dans A happy woman l’album que Meredith Monk préparait avec Bang On A Can quand je l’ai rencontrée, en 2017 ; il est sorti avant-hier et s’appelle Memory Game. Il est très différent des roughs que, grâce à mon amie Allison Sniffin, j’ai déjà écoutés mille fois : c’est presque un autre album, en vérité. Je vais pouvoir l’écouter mille fois, à son tour. J’avais de longue date décidé que pour mon enterrement je voulais l’une de ses pistes, Tokyo Cha Cha, un petit bijou quasi pop. Nous devons ses arrangements à la même Allison (qui, entre parenthèse, met à profit son confinement dans le New Jersey pour composer une super pièce aux intonations presque jazz, par instants – c’est du moins mon humble avis). Ce matin, alors que nous prenons le petit-déjeuner, chacun à une table différente (je ne suis apparemment pas la seule ici dont la sociabilité ne vaille pas grand chose avant le premier thé), je passe Tokyo Cha Cha, au grand plaisir de mes co-confinés. Mon amour trouve que c’est une belle manière de commencer la journée.

En ville, aujourd’hui, un vide jusqu’alors inégalé. En comparaison, le 15 août est une foule, un grand rush, et hier était un samedi après-midi. Le grand ballet des sacs plastique se poursuit, chaque jour plus ambitieux, de plus volumineux danseurs rejoignant en plus grand nombre sa spirale infinie dans la tempête.

D’automobile, aucune. Atmo HDF me signale la fin du pic de pollution. Le vent a fait un super boulot ; il peut se reposer, maintenant.

Il a aussi disséminé les gants : peut-être demain des gens se prendront-ils dans la figure un gant qu’ils ont lâché par terre hier en sortant de la supérette et qu’ils en convulseront d’horreur alors que c’est leur ADN dessus, leurs fluides corporels, leur coronavirus ! Ce serait drôle, ça, comme s’ils faisaient pipi contre le vent.

La nature existe encore, quelle consolation… Et, mieux encore, elle se repose de nous et de nos œuvres.

Il faudrait beaucoup de temps pour qu’elle recouvre toute sa pureté, même si nous ne revenions jamais l’empoisonner. Les décharges sauvages dans les bois et les clairières nous laissent perplexes, cet après-midi, mon amour et moi, non qu’elles nous surprennent encore mais l’énormité de la bêtise qu’elles dénotent est incommensurable et notre effroi est à sa mesure ; elles me répugnent et me dépriment tant que je ne peux me résoudre à les prendre en photo ; à la limite, je peux en montrer une trace qui a été soumise au feu, en quelque sorte lavée – une ordure comparativement propre :

Sans nous, la nature resplendit avec une délicatesse nabi,

elle miroite et chante et chuinte.

Nous y trouvons trois météorites semblables à celle-ci, des blocs ontologiques tombés du ciel,

et du sol aussi jaillissent des motifs plus fascinants et admirables qu’aucun schéma de main humaine.

Ces derniers jours, j’ai souvent fantasmé d’aller vivre dans les bois. Quand ma raison a flanché, avant-hier, j’ai cru que mon amour allait me fuir pour toujours et je me suis dit que si je devais être confrontée à un tel cauchemar, j’abandonnerais tout et partirais dans les bois avec un sac à dos, un peu de matériel de camping, et irais m’achever au milieu des petits mammifères et des oiseaux. Je m’accrochais à cette image, la seule qui me consolait tandis que je tremblais de peur. Je me demandais seulement si Dame Sam accepterait de m’accompagner – c’est une vieille Dame, elle aime son confort et sa tranquillité. Je savais déjà exactement où j’irais, comment, et ce que j’emporterais dans mon sac à dos. Puis je me suis rappelé un film et un livre que par coïncidence j’ai découverts successivement, il y a deux ou trois mois, et dans lesquels des résistants à un système oppressif se réunissent dans les forêts : Lobster de Yórgos Lánthimos et Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq. Ce n’est pas un hasard, cet élan qui nous pousse vers les bois. Il y a deux races, me dis-je : il y a ceux qui continueront de s’agglutiner dans les villes dont la densité de population fait des bombes atomiques à retardement, et il y a ceux qui fuiront dans les forêts. Je rumine cette idée depuis plusieurs jours et voici que nous découvrons, au cours de notre promenade du jour, un campement détruit dans un bois bien caché.

Deuxième fin de journée au fenouil. Et, notre lycéen ayant trop de travail, pas plus belote que d’apéro ce soir. C’est pourquoi je peux poster ce JC+12 à JC+12. Une première dans ce Journal de Confinement.

JC+11

Je suis assise auprès de mon amour dans la lumière du matin, sur le muret du jardin, la rosée scintille et des oiseaux par dizaines pépient autour de nous, sans aucun bruit pour les parasiter. Nous sommes assises au cœur de l’éternité, sa main entre les miennes.

Sur la véloroute, les buissons et les haies bruissent, des emballages plastifiés tourbillonnent au milieu des débris végétaux. L’entretien des espaces publics est-il suspendu ?

Sur mon nouveau territoire secret, les lapins décampent à notre approche, nous les voyons filer dans les ronces et les détritus à flanc de colline. Au sommet, on pourrait mal s’asseoir pour contempler le 11/19 mais l’heure de sortie touche à sa fin, il faut se hâter avant de s’autodétruire.

« Pic de pollution particules aujourd’hui », m’alerte Atmo HDF. De fait, depuis le promontoire aux lapins, on voyait quelque chose comme un smog flotter sur l’autoroute déserte. Comment est-ce possible ? Il n’y a presque plus de circulation et le vent fait rugir Carol-Anne et siffler Socorro de toutes parts comme un Vaisseau Fantôme. (Ce soir, notre lycéen suggèrera que c’est peut-être parce que les usines de masques tournent à plein régime.)

Dans les rues du centre-ville, les gants en plastique jonchent les trottoirs en plus grand nombre que tout autre type d’ordures. Les rares individus que nous croisons sont inquiétants, certains parlent tous seuls en titubant, d’autres ont des difformités qui coulent hors de leurs vêtements comme de la cire chaude. Des zombies. Des éléments de signalétique claquent dans le vent avec un bruit métallique. C’est un samedi après-midi dans les rues commerçantes.

Pendant que notre collégienne prépare une pâte à crêpes, je sors appeler un ami, je marche sous les magnolias du rond-point, à deux pas de chez moi, dans le seul sifflement du vent : l’espace public est devenu plus calme que mon espace privé. Mon ami aussi a le nez cassé ; lui non plus ne peut plus lire ni regarder un film parce que voir des gens libres de leurs mouvements semble ne pas le concerner. Les consignes de confinement et les interdits touchent à tant de craintes profondes exploitées par le cinéma et la littérature que nous les avons vite assimilées : dehors = danger, autrui = danger = ennemi. Le soir, une de mes amies dit en riant, Je vais lancer sur les réseaux sociaux un appel à manifester contre ceux qui ne respectent pas le confinement. Nous rions. Chez elle, à Montpellier, il y a un couvre-feu ; elle dit que ça aussi, on l’intègre très vite, comme si on n’avait jamais rien connu d’autre.

Nous écoutons le point sur le coronavirus donné par des ministres et des professeurs, mon amour s’assoupit dans mes bras sur le canapé, notre collégienne est très concentrée, notre lycéen et moi éclatons de rire, par moments. Parfois tout cela semble surréaliste et d’autres fois, ça semble plus réel, plus brutal et plus implacable que tout ce que nous avons jamais vécu ; ça me rappelle une chute à vélo, que j’ai décrite ainsi dans une des sept versions qu’a connues mon roman Le zeppelin (un roman de carnage sur l’échec du collectif) : « La douleur est une flaque, un tapis, un plan vectoriel. Elle étend ses deux dimensions à l’infini, d’abord noire puis rouge puis d’un blanc piquant, scintillant. Je ne perds pas conscience. Ma respiration est bloquée, je me demande si elle va revenir ou si ma cage thoracique est cassée comme un plateau de flûtes à champagne et que bientôt je sentirai tous ses éclats déchirer mes organes et que ma bouche laissera s’écouler leur sang sur les copeaux de bois. »

Premier soir sans apéritif. Je bois une infusion de fenouil dans la pénombre du jardin, sous l’océan de Carol-Anne, en discutant avec mon amie de Montpellier. C’est la première fois que nous parlons au téléphone, d’ordinaire nous nous envoyons de longs mails ou de brefs SMS. De manière plus générale, nos habitudes changent, insensiblement ; mes amis et moi nous accordons à dire que nous ne vivrons plus jamais de la même manière.

Nous nous couchons tôt. Nous écoutons les bruits étranges et variés que la tempête tire du Vaisseau Fantôme Socorro. Et ça, c’est quoi ? On dirait… On dirait… J’aime beaucoup ce jeu. J’aime beaucoup l’acoustique du confinement, la place que le silence laisse aux sons pour s’épanouir, exprimer toutes leurs nuances et tout leur mystère. Je me rappelle mes premières nuits ici, seule, quand je découvrais le langage de la maison, ma rencontre avec Polty, cette manière qu’il avait de frapper là où je ne l’attendais pas, pour le plaisir de me voir sursauter, me pelotonner sous ma couette, la respiration en suspens et les yeux écarquillés. J’attendais le matin, je l’espérais. Ce soir, par instants, notre collégienne a eu peur. J’ai condamné la boîte aux lettres pour qu’elle cesse de claquer, vérifié plusieurs fois que toutes les portes et fenêtres étaient bien fermées. Oui. Qu’est-ce qui claque, alors ? Mon amour et moi nous sommes regardées en souriant. Arrête, Polty, ai-je soupiré.

Je pense à un morceau de Geneva Skeen, The Sonorous House, sur son album A Parallel Array of Horses, qui est un pur joyau à écouter très fort, au calme – si possible en mouvement. Comme je ne parviens pas à partager ce titre précis, en voici un autre, mon préféré du même album, Los Angeles Without Palm Trees, qui quant à lui a une très belle vidéo.

JC+10

Pour la première fois depuis deux semaines, je me suis réveillée sans mon amour auprès de moi : elle veillait son lycéen pâmé au rez-de-jardin. Suivant mes consignes, ils avaient passé tous leurs vêtements à la machine dès leur retour des urgences, laissé leurs manteaux dehors. Pour ma part, j’avais désinfecté le salon à l’eau de Javel pour que notre collégienne puisse y dormir – elle a peur de rester seule en bas depuis que j’ai mentionné le caractère inéluctable des cambriolages. Je m’étais endormie en écoutant les programmes de la nuit sur France Musique, après avoir fini deux livres d’affilée, Dame Sam blottie contre moi. Notre collégienne dormait en-dessous sur le canapé. La mère et son fils en dessous sur des matelas pneumatiques. Polty jouait à Eennie Meenie Miney Moe (il est anglais : pic nic douille, très peu pour lui).

Aujourd’hui, c’est le jour que j’attendais depuis des semaines, avec chaque jour un peu plus d’impatience : le nouvel album de Cucina Povera, Tyyni, est enfin paru. Au tout début du confinement, mon amour me disait, Tu es sûre que la sortie ne va pas être reportée ?

(Maria Rossi, aka Cucina Povera. Je ne sais pas de qui est la photo.)

C’est un magnifique album, où l’on retrouve la beauté fantomatique de l’univers que tisse Maria Rossi depuis ses débuts, avec cette fois plus d’électronique, plus de couleurs – il n’est pas anodin que le graphisme noir et blanc des deux précédents LP ait laissé place à l’esquisse d’une palette. Difficile de choisir un titre parmi les huit merveilles que compte l’album. Ce sera celle-ci :

Quant à mon nez, il est jaune sale à tendance verdâtre d’un seul côté, bien qu’il soit intégralement douloureux.

J’enviais mes parents, qui vivent à un jet d’houille du 11/19, mais ma mère m’apprend au téléphone qu’il est fermé. 93,63 hectares de nature, fermés. Je m’aperçois ensuite en courant que le chemin de halage du canal de la Souchez l’est aussi. Dans les deux cas, nous sommes habituellement à une densité approximative de 0,3 promeneur au km². Soudain, je comprends : pour une fois, on veut assurer l’égalité des chances aux Français. Que n’y ai-je songé plus tôt ? Le coronavirus sévissant plus sévèrement dans les grandes villes, les gens qui ont fait le choix de vivre à proximité de / dans la nature doivent souffrir d’un handicap, eux aussi ! Il faut, par souci de solidarité, de décence, que les moins agglutinés d’entre nous deviennent fous, qu’ils suffoquent sans horizon, sans air et sans verdure comme s’ils vivaient dans une grande ville. De fait, c’est comme voir la source sans pouvoir l’atteindre quand on a soif soif soif.

Un garçon joue au ballon sur le seul ersatz de pelouse à sa disposition, un pan d’herbe à crottes au pied d’une résidence ; il fait rebondir son ballon sur un mur de la résidence. Comme on doit être bien, enfermé là-dedans, à entendre les vibrations du ballon dans les murs de son salon. Cependant, il faut bien que ce jeune homme ait une activité physique à moins d’un kilomètre de chez lui – on suppose qu’il préfèrerait l’exercer dans un cadre plus verdoyant, et l’on en trouve justement un à deux cents mètres de là, mais il est entouré de ruban plastifié comme une scène de crime.

Un succédané de nature pour moi aussi, aujourd’hui ; je feins de ne pas voir s’esquisser dans le lointain la silhouette d’un terril sur lequel je pourrais être en train de veiller à ma santé mentale désormais vacillante.

Ironiquement, il reste à 300 mètres de chez moi un chemin de halage accessible : celui de l’ancien canal de Lens, devenu sa rocade. Le nom est resté comme une gifle, une petite arrogance mesquine.

J’imagine un canal sous ce pont, des péniches, des canards, des poules d’eau, sans doute un couple de cygnes.

J’imagine ceci – il s’agit du chemin de halage qui mène de Pont-à-Vendin à Haubourdin, où il me tarde de pédaler sur Mon Bolide, ici sur une photo prise au printemps dernier.

Je revois les creux de verdure de part et d’autre du canal, les bois et les champs, je m’imagine lovée sur un tapis de mousse, fondue à la mousse tendre et odorante au pied des arbres, j’imagine que les lapins bondissent autour de moi sans crainte et que parfois un rayon de soleil parvient à percer la canopée, un instant je peux sentir sa chaleur sur ma nuque. Je fantasme la nature comme d’autres fantasment des vanités.

Je ne vois pas comment je pourrai rejoindre la communauté humaine après le confinement ; je me sens chaque jour un peu plus étrangère à ce qui l’anime, à ses enjeux, ses codes, ses modes d’interaction. Quand une notification sonore m’annonce l’arrivée d’un mail dans ma boîte de réception, j’ai des haut-le-cœur d’angoisse et de terreur ; encore un mail groupé dégoulinant émanant d’un poète et je mettrai les poètes sur ma liste d’ennemis personnels, juste en-dessous des chasseurs. Tout ce que je déteste chez les humains est étrangement exacerbé en cette période de confinement.

Ce soir, nous avons rendez-vous avec mes amies sur Skype. Je leur dis que certains mots me donnent des envies de meurtre, au premier rang desquels les mots solidarité, utile et continuité ; une de mes amies brandit un cahier sur lequel elle tient la liste des mots qu’elle-même ne veut plus entendre.

Parfois je vois les yeux de mes amies pivoter vers la gauche, vers leur télévision allumée hors champ, et je m’aperçois que je n’ai pas d’images de la pandémie, à part celles que Le Monde met en une sur son site et que j’aperçois donc chaque matin ou presque. Un brancard, une rue déserte, je ne me rappelle pas les autres. Je vis le film catastrophe sans image, et ma bande son aussi est hors sujet. C’est vraiment comme dans L’éternité n’est pas si longue ; y compris dans les rapports humains, qui virent à l’incompréhension et au chaos. Désormais, le chaos est à Socorro tout autant qu’au dehors ; des chaos gigognes. Je suis sûre qu’il en serait autrement sans les interdictions absurdes que j’évoque plus haut – Rendons-les fous s’ils ne succombent pas au virus.

JC+9

Tous les jours, je vais  voir sur Google Maps si la tectonique des plaques n’a pas joué en ma faveur nuitamment, rapprochant de ma porte les terrils, les lapins, les ruisseaux. Non.

Je me dis qu’au pire, je peux aller près de la faculté des sciences Jean Perrin (les anciens Grands Bureaux des Mines) contempler cette fresque pastorale que j’aime tant, au point que je fantasme parfois de démonter le mur (il est long d’une centaine de mètres) pour le mettre en lieu sûr avant qu’un urbaniste ne le livre aux graffeurs à la mode et que l’on y trouve les mêmes BD murales aux couleurs primaires et régressives que sous le pont Césarine.

La première fois que je la lui ai montrée, M. s’est étonnée ; elle a voulu savoir ce que je trouvais à cette fresque. J’ai parlé du côté suranné, qui me touche infiniment plus que le graff contemporain. Et quelques jours plus tard, je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose, et qu’elle me rappelle une toile accrochée dans la salle à manger de mes grands-parents.

Ou peut-être les urbanistes ont-ils d’autres priorités, peut-être, si je survis au Covid-19, verrai-je ces paysages de béton s’éroder naturellement comme ils le font sur le trottoir d’en face.

J’essaie d’imaginer les lieux qui me manquent désertés par les humains ; comme ils doivent être paisibles, comme les animaux doivent être détendus, comme la musique du vent dans les arbres doit être envoûtante – dans mon jardin, déjà, le bruissement de Carol-Anne évoque plus que jamais le flux et le reflux du Pacifique, en l’absence de tout bruit parasite – au point que je choisis spontanément d’écouter Sunergy de Kaitlyn Aurelia Smith et Suzanne Ciani, en remontant à mon bureau après le déjeuner : je me rends compte au moment où j’écris ces lignes que, ce faisant, je prolonge inconsciemment l’expérience du jardin pacifique.

C’est une consolation pour moi que d’imaginer la nature heureuse en notre absence, mais soudain ma connaissance de l’espèce humaine me fait tressaillir, et je suis prête à parier que des immondices profitent de la circonstance pour chasser en toute impunité, les forces de l’ordre étant occupées ailleurs. J’espère de tout cœur être parano.

Aujourd’hui, j’ai décidé de boycotter le stade Léo Lagrange : ras le bol.

J’ai trouvé ! C’est légal, si l’on considère que l’on parle d’un kilomètre à vol d’oiseau. Ni terril ni ruisseau ici mais zéro humain non plus, c’est déjà bien, et quand j’ai surgi dans la clairière, des lapins ont bondi de toutes parts. J’en aurais pleuré de gratitude si je n’évitais tout contexte qui m’oblige à me moucher (trop douloureux).

Quand on traverse Lens déserte, on pourrait croire que ses habitants respectent les consignes

(Je n’aurais jamais pensé voir un jour le pont Césarine sans circulation.)

mais manifestement, la vie continue de battre son plein quand la police et moi avons le dos tourné : on semble toujours avoir hot fun dans ces rues que je vois pourtant toujours désertes

et on poursuit les orgies en plein air (l’avenir du plastique n’est pas en danger),

même si des poètes invitent à rester chez soi – ils ont un petit problème avec le doublement de consonnes mais l’esentiel, c’est le contennu.

Avant le confinement, j’étais fière de ne plus boire qu’un verre de temps en temps, de pouvoir enchaîner quatre soirées infusion sans frustration – mieux, sans même y penser. Depuis le confinement, l’apéro est devenu un rassurant repère dans un quotidien disloqué. Il faudra reprendre le sevrage à zéro, quand le confinement sera terminé.

Ce soir, alors que sonne l’heure de déboucher le vin, la journée change brutalement de thématique. Quelles étaient les probabilités pour que, sur un foyer de cinq confinés, à deux jours d’écart, trois personnes soient amenées à passer des heures dans un service d’urgences pour des raisons extérieures à la pandémie ? Pour que des pompiers passent une vingtaine de minutes dans mon salon avant d’emmener dans leur camion une maman et son lycéen pâmé, faire des examens complémentaires dans un hôpital en temps de guerre (avec porte-avions) ? Par chance, le coronavirus est plus discipliné que ne le fut en son temps le nuage de Tchernobyl, me dit-on, et ne se glisse pas subrepticement dans l’aile du bâtiment qui ne lui est pas dévolue. Si nous sortons de cette aventure indemnes et en bons termes, mes co-confinés et moi, nous pourrons en rire : Quelle super pioche !

Et je n’ai presque plus de Temesta.

JC+8

Tous les jours de la vie, je me réveille avec des images de lieux, et quand j’en ai la possibilité (89% du temps), c’est là que je vais, ce jour-là – à pied, à vélo ou en TER. Ce matin, je parle à Dame Sam dans la salle de bains, quand je fais pipi en regardant par la fenêtre les branches de Carol-Anne se détacher immobiles sur le bleu uniforme, majestueuses et dorées, je dis C’est un temps à filer sur Mon Bolide vers la campagne, vers Annoeulin, Allennes-les-Marais, Gondecourt, et toi tu serais dans un panier fixé au guidon, le poil dans le vent de la vitesse, et on ferait un pique-nique près de Don, au bord du canal, avec les lapins et les oiseaux d’eau. On irait ici

et là

(Mon image du bonheur, de début mars à fin août – en l’absence de chasseurs.)

Quand on ne regarde pas la télé, que l’on se contente des grandes lignes à la une du Monde, le matin, et que l’on vit à Lens, on finit par oublier. Lens a juste l’air d’un dimanche de mois d’août. Dans les magasins, je ne sais pas, je n’y vais pas. Dans ces conditions, j’oublie souvent pourquoi je dois laisser les images des lieux que j’aime éclater dans mon cerveau comme du pop corn sans pouvoir y goûter. J’étudie une vue satellite, promène le curseur de l’option « mesurer une distance » à un kilomètre autour de ma maison. Je cherche des plans d’eau et des chemins boisés accessibles sans risque d’amende. Je cherche le moyen de rester saine d’esprit.

Il y a deux espèces (running gag) : il y a les gens qui ont besoin de mouvement et il y a les autres. Aucun de mes voisins n’a mis un pied dehors depuis le début du confinement.

(Dans les maisons d’en face, pas un frémissement de vie sinon celui des arbres en fleurs.)

(Inscription sur un mur du stade Léo Lagrange.)

J’aimerais pouvoir acheter au marché noir leurs heures et leurs kilomètres. J’irais d’abord aux Garennes, voir les lapins bondir sur le terril fumant, écouter chanter la Souchez. J’irais ici

et là

Je tiendrais la main de mon amour, je regarderais à la dérobée son magnifique sourire et je serais la femme la plus heureuse du monde.

Au lieu de quoi je vais courir dans un rayon d’un kilomètre autour de Socorro avec mon nez cassé. Ce n’est pas pratique,  un nez cassé : on ne peut pas se moucher, les lunettes de soleil font mal et on doit incliner la tête d’une manière peu naturelle pour embrasser l’amour de sa vie.

Je ne voudrais pas crever sans avoir revu certains lieux, comme ceux ci-dessus et quelques centaines d’autres, des lieux sans prétention où je ne croise presque jamais personne. Cet après-midi, je cours à Sallaumines quand, apercevant un piéton une centaine de mètres plus haut, je change de trottoir ; je m’aperçois qu’en ceci, je ne change en rien mes habitudes. J’ai toujours fait ça, j’ai toujours couru dans des lieux déserts, que ce soit en ville, à la campagne ou dans les arrière-mondes, j’ai un talent inné pour trouver les lieux les moins fréquentés – c’est comme un bâton de sourcier intégré -, j’ai toujours traversé pour éviter de croiser quelqu’un sur un trottoir ou un chemin, j’ai toujours vécu comme si autrui était pestiféré. Je me sens pleinement en vie dans des lieux comme ça,

Des gens (de moins en moins nombreux) me racontent au téléphone ce que nos congénères (et parfois eux-mêmes) font pour se rendre utiles, à défaut d’être sur le terrain – leur notion du terrain en question étant fluctuante, tandis que j’ai ma petite idée sur celle d’utilité. Si j’en avais le courage et le temps, je lancerais une rubrique intitulée Dire qu’ils auraient pu s’en sortir, dans laquelle je recenserais toutes les initiatives par lesquelles des humanistes à la feel good attitude, en temps de pandémie, mettent les autres en danger en essayant de se rendre utiles.

Je leur dédie à tou.te.s cette chanson de Jenny Hval, qui parle du virus qu’est notre espèce, The Practice of Love :

« I have to accept that I’m part of this human ecosystem, um, but I’m not the princess and I’m not the main character. Because I feel like maybe the main characters are the people that have kids because they literally keep the virus going. But, um, I’m like, I thought, maybe I’m the talking tree, or, like, maybe I’m the witch, or maybe I’m a supporting character, and that’s a hard thing for my ego to take, ’cause I wanna be the star of the human story, but I’m not. I’m like, I’m someone that is in the background in regards to survival ’cause I’m not directly supporting survival, I’m just, I’m supporting it in a very abstract way, and possibly not supporting it.
« Possibly not supporting it, antagonist?
« I’m, I could be an antagonist but antagonists are imperative for a virus to survive because it makes it stronger »

Mon amour et ses enfants étaient censés venir chez moi pendant les vacances d’été. Peut-être auront-ils tout juste le temps de passer chez eux, à Paris, remplacer leurs affaires d’hiver par les affaires d’été dans leurs valises. Pour l’instant, j’ai l’impression d’être devenue en un clin d’œil une mère de famille nombreuse (ou presque). Je cuisine pour cinq (quatre depuis hier). Je suis ravie quand notre lycéen dit que c’est grave bon. Mon petit salé aux lentilles végétal et mes spaghettis bolognaise végétales (aux protéines de soja texturisées) ont eu leur petit succès ; je ferme la porte de la cuisine inondée de soleil, je mets mon tablier, allume la radio sur France Musique et son programme de rediffusions, j’émince, je fredonne, l’huile d’olive grésille, je me dis, Tiens, et si j’ajoutais un peu d’échalote ?

Notre étudiante manque aux interactions, elle manque à l’équilibre de notre organisation spatiale, elle nous manque.

JC+7

Cette nuit, je faisais des courses au supermarché quand je m’apercevais que les quelques autres fantômes masqués qui, quelques instants plus tôt, glissaient en silence dans les rayons, avaient laissé leurs caddies en plan pour évacuer les lieux. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait, j’avais encore raté les instructions (l’histoire de ma vie – je l’aime bien comme ça). Puis un cyclone emportait le toit de ma maison, ce n’était pas son vrai toit aux multiples degrés mais un toit à quatre pans, pyramidal. Il allait se poser plus loin, intact, comme un tipi ; des gens vivaient dessous. Ensuite, je prenais un train, je faisais pipi au moment où il s’arrêtait en gare d’Arras, c’était là que nous devions changer alors mon amour et mes meilleures amies descendaient, puis le train repartait avec moi à son bord, dans les toilettes. Mon inconscient ne s’est pas foulé.

Après m’être assené trois coups de poing dans la figure dès le réveil, dont un m’a peut-être cassé le nez (c’est en tout cas très douloureux), je prends un calmant. Je n’ai plus le droit de courir dans la nature. Je n’ai plus le droit de marcher en tenant la main de mon amour. Maintenant j’ai seulement droit à ça.

(Centre de Lens, cet après-midi.)

C’est maintenant que je deviens dangereuse.  Maintenant que, après avoir essuyé les moqueries, le mépris et l’agressivité des sceptiques pour appliquer avant la lettre les consignes de sécurité, après avoir été Madame Prudence (dite alarmiste), je deviens dangereuse pour moi-même et pour autrui. Cette situation est d’une injustice que je ne pourrais exorciser qu’en allant courir dans la nature mais c’est précisément ce qui m’est interdit. Alors je vais exploser. Ce ne sera pas beau à voir.

(Par chance, il y a la caserne des pompiers à cent mètres de chez moi, rue Raoul Briquet – no kidding.)

Panique à Socorro : pour des raisons indépendantes du coronavirus, notre étudiante doit se rendre au CHR de Lille. Je lui ai donné un masque et des gants. Nous attendons de ses nouvelles en essayant d’imaginer comment ça se passe, là-bas, à quoi ça ressemble. Nous espérons qu’elle rentrera ce soir, rassurée.

Notre lycéen a un devoir à rendre dans deux heures, notre collégienne fait du sport dans le jardin, mon amour me fait une nouvelle coupe. Il y a un trou derrière mais qui s’en soucie ? surtout en temps de confinement. Ma voisine nous dit, par-dessus le grillage, que c’est le moment idéal pour se raser le crâne ; je ne lui  explique pas que c’est ma coupe habituelle, elle finira bien par s’en rendre compte. Pour l’instant, ce n’est rasé que sur les côté (+ trou derrière) ; je considère en effet que c’est le contexte rêvé pour expérimenter des fantaisies capillaires.

Après ça, je vais courir une heure dans un rayon d’un kilomètre de chez moi, ça me permet de voir Danny (qui, par chance, ne me boude plus) mais pas Carrie, ni mon paradis de terril 94. Les directives m’obligent à croiser, au stade Léo Lagrange près de chez moi, plus d’individus que je n’en aurais aperçu de très loin sur mon itinéraire habituel devenu illégal.

(Mêlée, au stade Léo Lagrange.)

Cette directive est définitivement ridicule et contre-productive. Par ailleurs, je ne comprends pas les sportifs. Je ne comprends pas qu’on puisse courir autour d’un terrain, c’est comme à la piscine : on se fait chier, chier, chier.

(Entrée de l’autoroute, devant le stade Léo Lagrange.)

Alors je décide d’inventer des chorégraphies, sur chaque morceau que j’écoute, et je suis essoufflée comme jamais, ma nouvelle coupe ruisselle.

(Là, je dansais sur le morceau de Carter Tutti Void ci-dessous.)

Notre étudiante a passé la journée au CHR ; elle ne rentre pas ce soir. Notre collégienne dit qu’elle lui laisse la dernière barquette au chocolat dans le paquet. L’ambiance est un peu morose. J’apprends à mes compagnons de confinement les règles de la belote. On n’est pas au tarot, ici, dis-je parfois – je ne suis plus la seule désormais à penser que ça n’a rien à voir. Ma meilleure amie vient aux nouvelles par SMS et me met face à mes responsabilités. Nous arrêtons la belote, déconfits.

Parfois, pour réussir à rire, je regarde cette image dont s’est servi la musicienne Sue Zuki pour illustrer l’une de ses émissions sur NTS (06-03-19, musique expérimentale et dark ambient) ; j’ignore où elle-même l’a trouvée. Pour l’instant, ça marche à chaque fois. J’essaie de rire jusqu’à ce que ça me fasse comme un massage dans le ventre.

J’essaie de lire mais je dois me rappeler toutes les deux lignes que les personnages du roman ne sont pas concernés par les mesures de confinement. Je dois constamment rajuster mon esprit à leur réalité. Je ne comprends pas ce qu’est leur problème : ils peuvent circuler librement, eux. Qu’ils fassent de la merde avec cette liberté, je m’en tamponne. La liberté de mouvement m’apparaît comme la seule chose vraiment importante en cette vie. Je n’ai jamais aussi peu lu.

JC+6

À quelle heure tu t’es levée, ce matin, Antique ? ai-je demandé samedi soir, pendant l’apéro Skype. À 5h55, a-t-elle répondu : pour aller marcher tant qu’il n’y a personne dans les rues. Nous avons tous ri, mais je dois avouer que s’il y a des proches pour lesquels je ne m’inquiète pas, c’est bien mes meilleures amies. Elles font leurs courses au drive et les entreposent plusieurs jours dans leur garage, devenu un sas de décontamination. Elles laissent leurs chaussures dehors, devant la porte de la maison, à leur retour de promenade. L’une des deux sort avec des gants, un masque et un bonnet, prend une douche en rentrant. Avant même le confinement, nous ne nous étions pas fait la bise depuis trois semaines.

Dans leur ville, une ville moyenne de la métropole lilloise, les cambriolages de maisons et de véhicules se multiplient (douze voitures fracturées en une seule nuit et dans une seule rue, la semaine dernière). Antique dit que la vie continue pour les toxicomanes, et qu’ils doivent bien trouver du liquide ; quand tout le monde reste chez soi, les voitures sont une des rares sources d’approvisionnement qui subsistent. Dans le bassin minier, la délinquance prend d’autres formes. Hier, nous avons entendu un vrombissement enfler avant que quatre quads ne surgissent dans notre champ visuel, bondissant au sommet d’un pont comme une meute de chiens sauvages. Ici, quand on contrevient à la loi, c’est juste pour avoir beaucoup fun.

Ce matin, j’ai vu un couple de jeunes gens sur de minuscules mobylettes (ça doit avoir un nom mais je l’ignore) descendre l’escalier qui mène à l’observatoire des oiseaux ; la fille a mis le pied à terre et, fièrement campée près de son jouet à roulettes, a regardé d’un œil vide son petit ami qui roulait en pétaradant dans la raquette de béton, faisant fuir les canards, cygnes et mouettes qui se prélassaient au soleil. Un adulte prognathe sur une draisienne. J’ai tué les deux abrutis d’un regard dans la tête. C’étaient deux des cinq êtres humains que j’ai aperçus ce matin ; parfois, cinq c’est déjà trop. Ce n’est pas parce que l’espèce humaine est menacée que j’ai soudain plus d’affection pour elle : ça reste une espèce stupide, nocive et répugnante. Dans les grandes crises qu’elle traverse, l’espèce rappelle l’étendue et la diversité de sa connerie. Et dans le monde que tous aiment appeler le monde d’après (tout le monde aimant les mêmes choses, comme applaudir à 20h – je vomis les initiatives creuses à l’ère des concepts de com et je vomis le grégarisme), dans ce monde-là, il y aura encore moins d’humains autour de moi, je m’en fais la promesse.

(Ce que j’appelle l’observatoire des oiseaux.)

Aujourd’hui, le parc de la jeune athlète (la Sarah du Sel de tes yeux) est fermé. Il ne l’était pas encore hier.

Par chance, celui de Carrie ne l’est pas, je serais triste de ne pas pouvoir lui rendre visite : nous nous sommes beaucoup rapprochées, ces dernières semaines et je ne manque jamais d’esquisser quelques pas de danse avec elle quand je longe son étang.

(Mon amour avoue que Carrie est très photogénique.)

Ce matin, Danny me boudait ; son voisin le fermier avait abandonné sa charrue pour désherber son champ à la main. Il évoque en ceci les gens qui disent tondre leur pelouse au ciseau pour tuer le temps – c’était la méthode de mon amour bien avant le confinement, elle le faisait dans son jardin quand je l’ai connue, il y a deux ans (je tombe amoureuse d’elle plusieurs fois par jour).

Oh que la nature est belle, gelée dans cette lumière tranchante.

On y trouve de nouveaux fruits, mais bientôt le vent les emportera et, un jour prochain, on les retrouvera sur le sixième continent. Parmi les sacs plastique, les traces d’une lutte que l’espèce humaine aura menée contre son ennemi le coronavirus.

(Masque, sur le chemin de halage – le canal est juste à gauche, derrière la haie.)

(Des gants dans un parc d’activité – on en voit partout, ici : les gants bleus ou blancs sont les nouveaux Capri Sun.)

Mon amour s’excuse constamment de perdre de ses magnifiques cheveux partout. Mais moi, j’aime ses cheveux, ça ne me dérange pas qu’ils soient partout. Et puis, est-ce que Dame Sam s’excuse de perdre ses poils ? Et Carol-Anne ses brindilles ? J’aimerais voir ça.

(Je ramasse un tas de brindilles chaque jour de vent : c’est très beau.)

Nous travaillons bien aujourd’hui, si bien que mon amour et moi ne quittons pas notre bureau de l’après-midi. Nous travaillons jusqu’à l’heure de l’apéro puis c’est l’apéro sans que nous soyons sorties : pas de promenade vespérale à un mètre de distance pour nous aujourd’hui – vivement demain… Notre étudiante, qui sirote sa grenadine, dit avoir vu dans le jardin de mes voisins une buse tuer un oiseau puis l’emporter. Ce matin, j’ai ouvert la fenêtre de la cuisine pour engueuler un des innombrables chats sauvages du quartier, qui avait sauté (heureusement, sans succès) sur une tourterelle. Je veux que tout le monde puisse vivre en paix ici, c’est bien clair ? Même les gendarmes (uniquement ceux à carapace rouge et noire).

Nous sommes en plein tarot du soir (j’ai gagné toutes les parties, au fait) quand un message de ma mère m’apprend que désormais, je ne pourrai plus aller courir dans mon paradis désert mais serai obligée de courir bêtement en cercles autour du stade sis à moins d’un  kilomètre de chez moi, et d’y croiser des joggeurs et des chiens promenant leurs humains. Je comprends l’utilité de telles mesures dans les grandes villes mais elles s’appliquent ici en dépit du bon sens. Devons-nous être punis sous prétexte que des gens ont fait le choix de s’empiler dans des villes à densité de population explosive ? L’absurdité de la situation est telle que je perds pied. Je fais une grosse crise d’angoisse, menace de me claquer la tête contre les murs.

Je passe une nuit de merde.

JC+5

Une expérience cinématographique : courir dans une rue déserte en écoutant My Blue Heaven de Fats Domino.

Je me dis que moins il y aura d’humains dans l’espace public, plus il y aura d’animaux. Plus il y aura de rats. L’autre jour, j’ai croisé trois grands chiens blancs, qui  filaient côte à côte en direction du 11/19 ; j’ai réduit ma foulée jusqu’à marcher d’un pas mesuré, en évitant de les regarder, en retenant ma peur comme on retient son souffle, tourné au premier coin de rue et couru aussi vite que possible sans oser me retourner.

Plus la ville est vide, plus elle me paraît petite – une maquette. J’ai la même impression après un déménagement : un appartement, une maison me paraissent toujours plus étroits quand il sont vides, et je me demande alors comment tout ça – les meubles, les gens – pouvait être contenu dans un si petit contenant. La nature, à l’inverse, semble se déployer en notre absence, s’étirer au soleil.

(Photos non retouchées, je le jure.)

Et quand je dis en notre absence, je veux bien dire en l’absence d’humains, car les autres espèces lui réussissent bien, la marquent avec grâce et délicatesse.

En relisant ces paragraphes, soudain je me rappelle un poème que j’ai écrit en 2005 à Lambersart (paru onze ans plus tard dans Je respire discrètement par le nez) ; je l’avais un peu oublié, je le redécouvre avec perplexité :

« Je touche mes lèvres pour m’assurer que j’existe, je regarde la paume de mes mains, je bouge les doigts, taches d’encre, ces ongles auraient besoin d’être limés, autour d’eux des petits morceaux de peau se rebiffent : nous parlons bien de la même chose.

Au bois je ne croise personne, pas un joggeur, pas un cycliste. D’abord je trouve ce vide très excitant puis soudain j’ai peur de déranger. Car si le bois à cet instant n’existe que pour moi, l’instant d’avant il n’existait pour personne, juste pour lui-même. Les cours d’eau avaient cessé de clapoter pour s’allumer une cigarette, les arbres s’étaient étendus un moment, étirant leur tronc et faisant craquer leurs branches, ouh que c’est vieux, ouh que ça fait du bien, ouh, les canards se curaient le bec, les singes faisaient une belote.

En ville : un calme post-apocalyptique. Aujourd’hui les gens font les morts. Ils sont allongés sous leur divan, ils retiennent leur souffle, ils se pincent le nez pour ne pas éclater de rire. Je pédale si doucement que Gaspard n’émet aucun son.

Aujourd’hui j’ai parlé aux rares personnes qui n’étaient pas cachées avec une telle douceur qu’elles ont levé la tête de leur bureau, de leur guichet, de leur caisse pour me regarder, un peu perplexes, puis elles sont devenues toutes cotonneuses et souriantes. Elles m’ont souhaité des belles choses pour la fin de la journée, elles ont posé des mains sur mes épaules et mes avant-bras pour me raccompagner jusqu’à la porte. »

(Photo prise en mars 2005, au bois évoqué dans le texte – où l’on voit que les saisons ne sont plus ce qu’elles étaient.)

Au téléphone, des gens me disent se sentir inutiles depuis qu’ils ne peuvent plus se rendre au travail. Eux et moi ne vivons pas sur la même planète. Outre que je n’ai jamais eu l’arrogance de me croire utile, c’est contre mes principes. En temps de crise, et particulièrement de crise sanitaire, je m’efforce de ne pas me rendre encombrante, c’est déjà bien. Ils me racontent aussi ce qui se passe à la télé ou sur les réseaux sociaux. On me dit que, sur les réseaux sociaux, je pourrais faire du sport, on me conseille des applis ; je réponds « merci au revoir », selon l’expression de notre collégienne.

Il est important de garder un rythme et une discipline, me dit-on aussi, et ça m’amuse beaucoup : je travaille seule chez moi depuis plus de vingt ans, sans horaire ni collègue ni supérieur, sans même d’urgence, la plupart du temps. Certains jours, je ne vois pas un seul être humain. Pourtant, je me lève entre 6h30 et 7h30 tous les jours, me lave, assortis mes vêtements, et mon ombre à paupières à mes vêtements. Ici, en temps de confinement, aucun d’entre nous ne regarde de tuto pour rester digne pourtant personne ne traîne au lit, tout le monde est studieux tous les jours, dimanche inclus, les jeunes comme les vieilles : sommes-nous des monstres ?

Aujourd’hui, quel bonheur : je cours avec mon amour (à la distance requise par la loi, mètre en main), je danse avec mon amour (collées, on a le droit : à l’intérieur, c’est sans danger).

On fait un tarot, ce soir ? demande notre lycéen, et nous acquiesçons toutes. Je dois lire un poème pour une vidéo, dis-je, vous pourriez m’accompagner en musique ? Nous jouons dans la cave (clavier, guitare, kalimba), comme un groupe de rock, mon amour filme, Dame Sam miaule. On pourrait faire ça tous les jours ? demande notre lycéen. Pendant l’apéro, le soir, je demande si quelqu’un a lu les infos, aujourd’hui. Non, non, non et non : zéro sur cinq.

JC+4

Et les jours se succèdent, pleins de surprises, dans notre grande cellule de confinement. Si j’en crois aujourd’hui mon interlocutrice adulte (celle que j’appelle ailleurs mon amour), je suis une vieille acariâtre qu’il ne faut pas bousculer dans ses habitudes et qui n’a pas la bonne expression sur le visage quand elle entre dans une pièce ; tout le monde s’efforce de m’agréer ; je traumatise mon entourage en ayant des préférences dans quelques domaines de la vie domestique tels que : vitesse de découpe des légumes (pas d’autre exemple disponible pour l’instant). Certes, j’ai proposé un peu nerveusement que l’on mette au point un tutoriel pour apprendre à tirer la chasse d’eau sans casser le mécanisme ; à part ça, j’ai plutôt l’impression de battre chaque jour mes records personnels de patience, de prévenance et de sociabilité.

Je n’aperçois quasiment personne au 94 : les joggeurs et les chiens ne font plus leurs besoins sur les chemins de halage. Ils restent dans leur jardin. Ou, s’ils n’en ont pas, ils ont acheté un bac de litière. Au fond de mon jardin, après un no-man’s land, on aperçoit un angle de la cour du lycée. Parfois, je vois des gens courir en orbite autour du lycée, chacun seul. Peut-être n’ont-ils pas la place pour une litière dans leur salon. Il reste les oiseaux d’eau, les lapins, et aussi les arbres (pour citer mon amie IBL).

Quant à Carrie, elle a écrit une chanson, Carry On, dont elle travaille la chorégraphie.

La mère et ses enfants sont partis faire un tour, notre étudiante travaille dans le jardin. Je mets Butterfly de Keeley Forsyth un peu fort dans les enceintes, puis Zoom0003 de Cucina Povera, ça me nettoie dedans, et Magda Drozd, Finger Touching A Stone. Cependant, la mère et les enfants sont contrôlés par la police. Ce sont mes enfants, dit la mère ; ils ne sont pas sortis depuis deux jours, je leur fais prendre l’air. L’agent, sans masque mais avec gants, regarde droit devant lui. Même si ce sont vos enfants, dit-il après un silence, et même si vous vivez sous le même toit, il faut marcher à un mètre de distance. Le virus est dans l’air, si vous marchez ensemble, vous risquez de l’attraper . Heureusement que les prix Nobel de physique veillent sur notre sécurité, à nous que notre ignorance met en danger.

Ok, j’ai mal interprété ce que me disait mon amour. Elle ne pourrait pas aimer une vieille acariâtre qu’il ne faut pas bousculer dans ses habitudes etc. ; je n’en suis donc pas une. Si j’ai cru comprendre ça, c’est sans doute parce que j’ai peur d’en être une. En vérité, je suis à peu près aimable puisque je suis aimée ; cette idée me plaît bien et, un moment, je me vois sous un autre jour. Se disputer en temps de coronavirus est encore plus angoissant qu’en temps normal : on compte les minutes perdues. Je dis, Demain je serai peut-être morte et regarde ce qu’on est en train de faire. Ensuite de quoi nous rions et le rire évacue pour un moment la vieille acariâtre, ses complexes et le coronavirus.

Je prépare des consignes pour  un atelier d’écriture en ligne sur la page Facebook du Triangle. J’aime beaucoup mon concept, au point que j’ai hâte de lancer la formule – sous réserve que le Triangle l’accepte, bien sûr. Je vais aussi animer un atelier à distance avec un groupe de flamenco. Il s’agit bien d’une télé-résidence, même si mon texte n’avance plus aussi vite : difficile d’écrire un roman de fantôme quand on vit un film d’anticipation. Les premiers jours du confinement, je ne cessais de dire à mon amour, Imagine les enfants qui naissent pendant le confinement, ou Imagine que quelqu’un se réveille après plusieurs mois dans le coma et découvre que l’humanité a été décimée, etc. J’avais envie d’écrire un recueil de textes courts chaque fois qu’une amorce de narration dans cet esprit me venait. Ça m’est passé.

Le premier jour du confinement, j’ai eu Life During Wartime des Talking Heads dans la tête toute la journée (This ain’t no party, this ain’t no disco / This ain’t no fooling around). Avant-hier, c’était Débris de Keeley Forsyth (première phrase, The streets are filled with debris). Cette imagerie mentale spontanée n’alimenterait vraiment pas la playlist « feel good » que ma meilleure amie et ses collègues s’amusent à imaginer pour la page Facebook de la ville qui les emploie. Lundi, je rentrais d’un supermarché dans le cadre de mon opération ravitaillement sans caddie et je traversais le centre de Lens d’ouest en est (je vis à l’extrême orient, juste avant Sallaumines), empruntant le boulevard commerçant désert, quand les haut-parleurs ont beuglé Girls Just Want To Have Fun. Un certain sens de l’à-propos (merci Chérie FM).

(Lens et résilience.)

Par chance, j’ai un jeu de tarot – jamais servi, je l’ai acheté pour composer une photo à l’époque de mes patenôtres et processus réversibles. Mon amour apprend les règles sur Internet, ce soir nous jouons : c’est Saturday night, quand même ! J’aurais aimé une soirée dansante mais je suis la seule ici à ne pas être trop inhibée pour danser en public (au moment où j’écris cette phrase, je me rends compte qu’ici, nous vivons tous en public). Mais avant toute chose, nous avons un apéritif Skype avec mes meilleures amies.

Tes cheveux ont poussé ! s’écrie l’une d’elles. Notre collégienne et notre lycéen ne les avaient pas encore rencontrées : drôle de manière de faire les présentations… Nous sommes massés à cinq au bout de la table basse face à l’écran. Par moments, notre lycéen rit si fort qu’il se cache le visage dans les mains, ce qui me ravit, mais je suis dans l’impossibilité de rapporter ici ce qui nous amuse tant : En fait, me dit ma meilleure amie, on lit ton blog en ce moment, puisqu’on ne te voit pas. Si tu pouvais ne pas écrire ce que je vais vous raconter, au cas où quelqu’un me reconnaîtrait…

Ma meilleure amie dit (et ça, je peux le répéter) que dans le village de ses parents, un village de 275 habitants dans le Haut Jura, une maison a été cambriolée. Je me rappelle la tête de notre collégienne quand j’ai prédit à proximité de ses oreilles, le premier jour du confinement, des pillages et agressions. Sa mère et moi lui expliquons pourquoi ça ne peut pas nous arriver, à nous, un cambriolage. Mon amie poursuit son récit tandis que notre collégienne, les mains plaquées sur les oreilles, crie, J’entends encore ! Mais puisqu’on te dit que tu n’as de cambriolage à craindre ici, plaidons-nous, alors qu’est-ce qui te fait peur ? C’est le mot, dit-elle.

Comme moi, notre collégienne craint plus la police que le virus. Quand je sors de chez moi, j’ai mal au ventre, non parce que j’ai peur d’être exposée au virus puisque je suis d’une prudence exemplaire depuis des semaines (s’il s’avère que je suis contaminée, ç’aura été par un proche moins clairvoyant que moi) mais parce que j’ai peur de tomber sur une patrouille de ces fonctionnaires procéduriers qui s’en tiennent à la lettre des directives sans circonspection. Mes plus grandes craintes depuis le 25 janvier, date à laquelle j’ai appris l’existence du virus : 1. être séparée de mon amour (conjuré) ; 2. perdre quelqu’un que j’aime (hors de mes compétences, à quelques exhortations près, parfois vaines) ; 3. être privée de mouvement (en cours).

Le tarot n’a vraiment rien à voir avec la belote. J’ai de mauvais réflexes. Je déteste faire équipe avec des débiles, déclare notre collégienne – son équipe : sa mère et moi.

JC+3

Je me lève longtemps avant tout le monde, retrouve dans mon carnet un texte écrit le 25 janvier :

« Je viens d’apprendre comme par inadvertance l’existence du coronavirus. Je descends au pied du terril de Noyelles-sous-Lens, dans ce que j’appelle l’observatoire des oiseaux, raquette de béton à fleur d’étang. Le paysage est flouté par la brume, les cygnes, canards et foulques macroules glissent sans bruit à la surface de l’eau. Il n’y a que nous ici et je sens un élancement dans ma poitrine, mélange de gratitude pour la beauté dont je suis le témoin inopiné – peut-être indésirable – et de la peur d’être trop vite privée de cette beauté. Je veux vivre longtemps pour observer le spectacle discret mais fascinant de la nature quand les humains la laissent en paix. En silence. »

(Une photo prise ce jour-là depuis l’observatoire des oiseaux.)

Nous empruntons volontiers le chemin de halage qui surplombe cet étang, mon amour et moi, dans la lumière déclinante ; un soir, un vol d’oies sauvages est passé si bas que nous pouvions entendre le vent dans leurs plumes. Nous accueillons cette beauté mélancolique avec gratitude, et y être plongées ensemble nous comble d’un bonheur tel que je n’en avais jamais éprouvé.

Alors que l’humanité vit un cauchemar, j’ai la chance d’être auprès d’elle, de n’avoir qu’à lever ou tourner la tête pour que la lumière de son sourire donne du sens à tout le reste. J’ai attendu toute ma vie d’accéder à un tel bonheur, je ne veux pas le perdre déjà.

(L’un de nos crépuscules à Noyelles.)

Je cours dans un monde post-apocalyptique. Je prends les mêmes photos que d’habitude (je pense principalement à mes anciennes séries intitulées L’arrière-monde, Instantanés urbains et Le vide exact), des photos de lieux déserts, mais aujourd’hui je n’ai pas besoin de réfléchir au cadrage pour suggérer le vide.

(Près de chez Carrie : vue au nord…)

(…et vue au Sud.)

Au sommet de mon terril, je danse en T-shirt Los Angeles sur des musiques de la Nouvelle-Orléans (et alors ? anything goes) ; de loin, dans la forte nébulosité, je dois avoir l’air d’un drapeau blanc qui flotte au vent.

(Depuis le sommet, l’autoroute semble désaffectée.)

(Au pied du 94, le paysage bucolique n’est plus gâché par le bourdonnement de l’autoroute.)

À Sallaumines, un homme travaille dans son champ, au bord de la rocade déserte. Avant-hier, il poussait une tondeuse à essence qui me semblait ridicule au milieu de la grande parcelle ; aujourd’hui, il est passé à la charrue manuelle. Est-ce pour mieux occuper l’espace-temps déformé par le confinement – où le temps s’étire à mesure que l’espace se réduit ?

(La rocade de Lens – qui fut autrefois son canal – telle qu’on ne la voit habituellement jamais.)

Je file sous la douche. Quatre sur cinq, aujourd’hui, m’annonce mon amour.

Je reçois des mails de travail horripilants, lestés de solidarité en toc et platitudes de circonstance ; la plupart du temps, je ne réponds pas. Si je ne suis pas sur les réseaux sociaux, ce n’est pas pour voir ma boîte mail inondée de niaiseries par des gens qui trouvent dans la circonstance une occasion supplémentaire de suinter la mièvrerie et de larmoyer. Au milieu de ce fatras, un super mail d’une éditrice avec qui, si tout va bien, je devrais bientôt collaborer pour la première fois. « J’espère que vous vivez bien ce moment étrange, que vous y trouvez des plaisirs, des étonnements, des sources d’inspirations, des soulagements », m’écrit-elle. Je veux travailler avec elle !

Je n’ai pas le temps de répondre à tous les messages que je reçois, ni de passer tous les appels que je voudrais pour prendre des nouvelles de mes proches. Je m’en étonne. Mon amour acquiesce : je ne comprends pas où filent les journées. Il en est toujours ainsi quand nous sommes ensemble, le temps s’accélère, les heures avalées comme des syllabes. Même quand nous ne faisons pas tout ensemble. Même en confinement. Quinze fois par jour, nous nous disons, J’ai honte, j’adore ce confinement. Nous oublions sa cause. Ma tendance à tenir les médias à distance me reprend : je suis sur ma planète d’avant, à ceci près que mon amour vit déjà avec moi, comme dans le futur que nous nous préparons – et à ceci près qu’il n’y a plus de surpopulation, plus de circulation, plus de pollution.

(La vie lunaire.)

Je me réjouis d’être confinée avec des jeunes gens attachants mais autonomes, studieux mais drôles, vivants sans être épuisants. Les enfants de mon amour ressemblent tellement à mon amour que je ne peux pas ne pas les aimer. C’est mathématique.

Je me réjouis d’être confinée à Socorro, dans une ville à faible densité de population ; je me félicite d’avoir fait ce choix. Je sais qu’à Lille, outre que je n’aurais pas pu recevoir mes quatre invités, je serais déjà devenue folle. Extrait d’un vieux brouillon dans lequel j’appelle Lille Petite-Capitale pour saluer son arrogance :

« Officiellement, Petite-Capitale a une densité de population de 6 882 hab./km², mais ce ne serait pas le cas si elle n’avait annexé deux communes sans aucune forme de continuité avec la ville intra-périphérique et beaucoup plus aérées qu’elle, voire désertes par endroits tandis que Petite-Capitale est un continu dégueulis de passants et de véhicules motorisés. Ce montage administratif fausse considérablement les chiffres ; il fait une différence de 2293 habitants au kilomètre-carré. En vérité, ce ne sont pas moins de 9175 individus qui résident dans chaque kilomètre-carré intra-périphérique, sans compter les habitants des bidonvilles ni les sans-abri. Une densité par ailleurs ressentie double puisqu’un grand nombre d’individus travaillent, étudient ou font du shopping dans la ville sans pour autant y être domiciliés. Ce chiffre augmentera de manière spectaculaire dans les prochaines années, car la politique de densification instaurée par le dernier plan d’urbanisme a déjà des effets sensibles. »

C’est, entre autres choses, cette étouffante densité que j’ai fuie. Je m’en félicite chaque jour depuis le 9 novembre, premier jour de ma vie lensoise (la densité de population ici est de 2 623 hab./km² – pour comparaison, celle de Paris est de 21 067 hab./km2), et aujourd’hui j’en ressens un indescriptible soulagement.

Dame Sam, elle, vit l’expérience inverse : son espace lui paraît soudain surpeuplé, elle disjoncte et boit toujours plus.

(Son spot préféré : la baignoire sabot du rez-de-jardin, peu fréquentée.)

Au drive, où nous attendent des produits frais en complément aux féculents d’hier, nous sommes livrées par une dame sans masque ni gants, d’humeur joviale. Vous me faites peur, vous, avec vos masques ! dit-elle. Mais bon, vous avez raison, précise-t-elle. Nous mesurons l’absence de précaution qui doit régner dans le hangar.

La promenade du soir est limitée à un périmètre de 500 mètres. Nous apercevons trois personnes, à distance, les derniers chiffres et la pluie ayant ajouté au pouvoir dissuasif du durcissement annoncé tout à l’heure. Plus tard, notre apéro est coloré par des conversation téléphoniques en persan, pour le Nouvel An iranien. Les voix produisent dans le salon une petite musique étrange et envoûtante.

La nuit, une voiture passe lentement dans la rue, en silence. Je m’en étonne. Puis nous comprenons qu’elle a un gyrophare. La police patrouille-t-elle dans Lens plus déserte que jamais ? Faut-il vraiment que nous mourrions asphyxiés, angoissés, pour ne mettre personne en danger ? Ou plutôt, faut-il que nous nous enfermions par solidarité morale envers ceux qui ont fait le choix de vivre agglutinés dans des villes où ils se sentent au centre du monde ? Pourquoi ne nous laisse-t-on pas jouir sans entrave inutile de nos marges si peu prisées, dans nos trous, nos bleds paumés ? Cette absurdité m’oppresse plus encore que la peur du coronavirus lui-même :  je disais dans mon carnet, le 25 janvier, « Je veux vivre longtemps pour observer le spectacle discret mais fascinant de la nature quand les humains la laissent en paix. » Au nom de quoi devrais-je en être privée ? Qu’est-ce que ça changerait au sort de quiconque ? J’ai toujours été seule ici, la seule humaine à des centaines de mètres : pourquoi soudain cela devrait-il apparaître comme un privilège ? Et si c’en est un, qu’enlève-t-il à la collectivité ?