Ce matin, j’ai tellement grignoté la peau de mon amour que je suis un peu grise (mais chut). Un merle fait des claquettes dans le jardin sous le regard blasé d’une mésange charbonnière. Mon amour s’apprête à sortir quand le soleil s’étire sur la pelouse et baigne Carol-Anne d’une lumière dorée ; je lui chante Close To You, les mains plongées dans l’eau de vaisselle, mais ça ne la fait pas rire. On se sent un peu bête quand on chante ce genre de sucrerie sans réaction. Ensuite, je ne ferai que me ridiculiser un peu plus, disant euphorie pour euphémisme et rose pour roux – ça, ce sera quand je croirai voir un lapin dans le lointain et que je m’apercevrai de mon erreur : Ah non, c’est le chien, il est rose.
Every time you are near?
Just like me, they long to be
Close to you
Notre lycéen ôte une de ses oreillettes en jurant : il n’a rien compris, il a rendu hier soir un devoir qui en fait est en train d’avoir lieu. Ils sont tous en train de le faire, là ! crie-t-il. Puis : Ils m’ont tous vu me déconnecter ! Un peu plus tard, voûté sur son assiette dans son anorak, les yeux plissés dans le soleil, il déclare : Je n’ai jamais aussi bien mangé le midi que depuis le début du confinement. Mon amour et moi rions aux éclats. Il n’y a pas de petite consolation en temps de pandémie.
Le gant du jour
Si son cadrage n’était pas si pourri, cette photo de gant serait un portrait inopiné de l’espèce à JC+14 en l’an JC+2020 : elle croit avoir inventé le feu (compteur de gaz), a littéralement dénaturé le monde (bitume), rendu son empreinte indélébile (chewing-gum), inventé les moyens de s’autodétruire (mégot) et veille à sa survie au mépris, voire aux dépens des autres (masque et gants). Oui, vraiment dommage que je ne me sois pas accroupie pour prendre la photo sous un meilleur angle – je retenais mon souffle mais j’avais quand même peur d’approcher un tant soit peu mon appareil respiratoire de ces résidus potentiellement infectieux.
Mon corps se délite, pour preuve que l’horreur du virus fait son chemin dans mon système nerveux – ce que mes cauchemars suffiraient à me révéler. Ma peau part en lambeaux ; un second acouphène, signal sinusoïdal d’un grave profond à fort volume, s’ajoute au sifflement suraigu qui ne me quitte pas depuis sept ans ; etc. Comme si c’était le moment de consulter des médecins. J’attends. Des amis me disent aussi prendre leurs douleurs et leurs plaies en patience, séquelles plus ou moins directes de l’angoisse : ce sont les dommages collatéraux du coronavirus.
Le détritus du jour
La question se pose beaucoup autour de moi, de vouloir savoir ou pas ; de fouiller Internet en quête d’informations plus sûres, plus inédites, plus vraies, ou de tout éteindre pour ne pas alimenter l’angoisse. Je poursuis mon rythme d’un article du Monde par jour, de préférence le matin pour pouvoir ensuite empiler dessus les baisers de mon amour, l’endorphine de la course à pied, la vue apaisante des lapins, et oublier un peu, un moment. En attendant, une photo de Manhattan désert m’évoque de nombreux films d’anticipation et je me dis, Alors ça y est ? Nous y sommes ?
La musique du jour
Aujourd’hui dans Anything Goes : Anything Goes. Expérience du matin : courir sur des boulevards déserts parmi les seuls emballages vides et brindilles rousses (et non roses) en écoutant la version d’Ella Fitzgerald, et bondir, danser, rebondir dans le final du grand orchestre, regarder l’ombre gesticuler, les pieds s’entrechoquer en l’air, un petit bond de cabri à gauche, un bond à droite, les hanches comme ci, les bras comme ça. Rien d’indécent mais plutôt une conscience aiguë et le désir de jouer chaque instant comme s’il était le dernier, avec l’illusion de la flamboyance.
Le parc de la Glissoire, serti entre Lens et Avion, lové dans la courbe où la N17 devient A211 (c’est celui que j’évoque dans le chapitre Dimanche du Sel de tes yeux), est fermé au public. Son jet d’eau continue de jaillir sur l’un de ses étangs, je l’imagine crépiter à la surface pour le seul plaisir des poissons, auxquels il doit offrir un jacuzzi énergique.
Le vide exact du jour
Ma meilleure amie dit en substance que le confinement éloigne les gens et que chacun vit les événements d’une manière qui lui est propre, et qui n’est guère communicable. Il me semble pour ma part qu’il en est toujours ainsi, et que les événements ne font que révéler, à ceux qui ne les percevaient pas encore, l’extrême singularité de toute expérience et l’absolue discontinuité de l’espèce. De même que les traits les plus saillants de nos diverses personnalités sont exacerbés jusqu’à la caricature. Une amie m’écrit que son père s’ennuie au point de se porter volontaire pour le drive ; elle cite : « Tu comprends, c’est important de démarrer la voiture régulièrement » (il a une Jaguar si massive qu’elle entre à peine dans son garage). C’est bien lui. Réflexion qui n’est pas sans m’évoquer ma discussion avec Meredith Monk au sujet de son morceau Liminal (j’en reproduis une partie dans A happy woman :
« Dans Conversation with Meredith Monk, livre d’entretiens menés par Bonnie Marranca, elle dit : « C’est tout à fait ce que j’ai remarqué quand Mieke est morte, toutes ces choses que nous pensons de nous-mêmes et dont nous parlons dans Liminal. Nous disons, Elle appelait le tofu des oreillers. Il touchait toujours le mur avant de quitter la maison. Nous avons des habitudes singulières que nous assimilons à ce que nous sommes. Quand quelqu’un meurt, tout cela disparaît. Ce qui reste vraiment, c’est l’amour de cette personne et son essence. »[1]
Je demande à Meredith de me commenter cette déclaration, un soir que nous buvons un thé dans sa cuisine. C’est la différence entre la personnalité et l’essence, m’explique-t-elle : la personnalité, c’est tout ce que nous avons sur terre, mais l’essence reste ; la personnalité reste aussi, bien sûr, par le biais de ceux qui connaissaient la personne, et l’on peut toujours avoir de merveilleux souvenirs et rire à leur évocation, mais l’essence est la chose la plus profonde, qui reste le plus longtemps.
À l’inverse de Meredith, je pense que chérir un archétype n’est pas plus une erreur que de regarder une photo, ressassant le visage d’un être auquel pourtant l’on voue un amour bien plus profond qu’un trait de visage ou une ride d’expression. Je me permets de la contredire. He talks back to the radio[2], une autre phrase de Liminal, me rappelle l’un de mes arrière-grands-pères maternels parce que l’on m’a raconté une anecdote selon laquelle, aux premières heures de la télévision, il se tenait bien droit et répondait dignement, Bonjour, monsieur, au présentateur du journal. Pour moi, cet homme que je n’ai pas connu existe uniquement à travers des anecdotes que m’ont rapportées ceux qui l’ont entouré ; grâce à un détail, je pense parfois à lui, dont je n’ai aucune représentation physique. Meredith hoche la tête ; elle ne dit pas, mais je l’entends, que cette image de mon arrière-grand-père est l’ombre d’un ersatz de son essence.
[1] « It was very much the idea that I really noticed when Mieke died, all the things we think of ourselves that we talk about in Liminal. We say, “she called tofu ‘pillows.’ “He always touched the wall before he left the house.” We have idiosyncratic habits that we think we are. When someone dies, all of that goes. What reallly stays in your mind is the love that person had and the essential person. » Conversation with Meredith Monk, entretiens avec Bonnie Maranca, PAJ Publications, New York, 2004, p. 106.
[2] « Il répond à la radio ». »)
Cet après-midi, j’envoie un mail à Meredith pour lui demander comment se passe son confinement à New York et la féliciter pour la parution de son nouvel album. Je ne m’attends pas à ce qu’elle me réponde, nos rapports s’étant délités après qu’elle a lu le livre susdit (il l’a blessée, m’a-t-elle alors écrit, ce dont j’étais désolée sans pour autant être repentante, puisque je ne voyais pas en quoi il pouvait être blessant) et, à ma grande surprise, elle me répond immédiatement. J’en suis très joyeuse.
Nouvelle rubrique ! La bonne nouvelle du jour
Fantasme. Si le confinement s’arrêtait maintenant, j’irais dévaler le 94 de Noyelles, sur le chemin du retour je saluerais Carrie et Danny, puis je prendrais une douche, ensuite de quoi j’irais pique-niquer avec mon amour sur le terril de Pinchonvalles, et on rentrerait en longeant la Souchez, depuis le pied des Garennes jusqu’au pont rouillé.
Le conseil lecture du jour
« Je dépose ici un livre », dit la boîte, très didactique, « j’emprunte, je lis, je rapporte ». Il faudrait aujourd’hui ajouter à ces directives le conseil lecture suivant : « J’ouvre la boîte avec un masque et des gants, je glisse le volume choisi dans un sac plastique zippé, je laisse le volume reposer 10 jours au congélateur, je retire le volume du sac plastique zippé. C’est prêt ! »
Adolescente, j’étais aux antipodes de notre lycéen et de notre collégienne. Je n’attendais pas mes parents, ne réglais pas mes journées sur les leurs (peut-être parce que nous n’avons jamais été confinés ensemble chez des inconnus) ; quand ils m’appelaient pour passer à table, je laissais toujours une activité en suspens, à contrecœur. Je ne réclamais plus de câlins à mes parents ; je rêvais plutôt de rouler des pelles. Je ne parlais pas de mes cours et de mes notes, en tout cas pas de mon plein gré. J’étais curieuse de tout comme si je débarquais d’une autre planète (c’était bien ça). Je sortais beaucoup, chaque jour, je faisais de longues marches pour le seul plaisir d’écouter de la musique et de m’abandonner à mes rêveries, favorisées par le mouvement. J’essayais de découvrir de nouveau lieux, que j’incorporais à la topographie de mon imaginaire ; ils y étaient transfigurés, devenaient le théâtre de ma légende intime et, au fil du temps, la légende même. Par moments, partager le quotidien d’adolescents m’est difficile. Ce matin, non ; ce soir, si.
Mon relevé du jour
Lapin(s) : 17
Piéton(s) : 5
Joggeur(s) : 3
Contrôle(s) de police : 0
Douche : Oui
(Un des 17 lapins du jour – de très loin, d’où le flou.)